Irréparable blessure

Il ne s’agit pas d’un roman, car ce récit se donne explicitement pour une histoire vraie. L’histoire dramatique recueillie par un témoin de la bouche du héros malheureux, un écrivain victime d’une terrible aventure d’amour et de perte dans le village méridional où il s’est retiré seul dans le but d’écrire un livre. Décor unique, linéarité de l’action, peu de personnages, une intrigue minimale à la chute redoutée et attendue. Certaines longues nouvelles naturalistes de Maupassant ou de Léon Hennique ont cette rigueur.

Alain Veinstein | Chien perdu et autres chiens trouvés. Flammarion, 150 p., 18 €

Mais jamais aucun texte d’Alain Veinstein n’est le simple compte rendu d’une histoire vraie. Même lorsque, comme ici, son héros juif lecteur de Kafka, hanté par le souvenir diffus de la Shoah jamais évoquée sauf dans la formule sibylline du bas de la page 144 « le sionisme reçoit une gifle », entretient un rapport de proximité avec l’auteur. Une fois de plus, sous l’extrême transparence de l’expression, sa fluidité, sa langue limpide, des thématiques complexes se laissent entrevoir. Ainsi la tentation de l’autobiographie fantasmée (Samuel Blumfeld lui aussi, lui d’abord, est un chien perdu), ou celle de la description en creux de la petitesse hargneuse d’une piètre communauté provinciale, dont la cruauté de certains de ses enfants tôt grandis est l’image. Ou le motif récurrent d’une haine envers l’étranger, le différent.

Mais si la dramaturgie du livre aboutit au tragique, c’est parce qu’il est essentiellement une variation sur la passion amoureuse et son indécence insupportable à ceux qui ne la partagent pas. Un homme adopte une chienne qui errait autour de la grande maison qu’il venait d’acheter. Rien à dire. Même un inconnu au nom pas de chez nous a besoin d’un gardien fidèle. Pendant un temps, tout marche bien. Mais peu à peu on s’aperçoit que la bête ne sert à rien, qu’elle n’est pas enfermée, donc gêne le voisinage, que son maître photographie des quantités de chiens sans attaches (comme il est un peu ami avec le directeur du supermarché, tout se sait), qu’il fait chaque jour d’immenses promenades dépourvues de but utilitaire avec l’animal alors qu’il fréquente à peine les habitants et ne s’intéresse pas du tout à la gestion de la municipalité, ne traîne pas au bistrot, est taiseux, lit les journaux de Paris et non les feuilles de chou locales. Bref, on a affaire à un marginal, peut-être un espion, assurément un orgueilleux qui ne veut pas frayer avec les autres et voue à sa chienne une passion anormale et partagée. Sans y être poussés autrement que par l’hostilité grandissante de leurs parents, des garnements en bande vengeront la communauté en massacrant dans des conditions de sadisme abject la chienne innocente, acculant son maître au vertige de la perte et à la fuite.

Alain Veinstein, Chien perdu et autres chiens trouvés
« Chiens gris », Amadeo de Souza-Cardoso (1911) © CC0/WikiCommons

Le force du texte, qui atteint le même degré de splendeur poignante que l’œuvre poétique de son auteur, tient à ce qu’aucune des explications sociologiques qu’on vient de présenter n’est pesamment présente dans une prose bien plus allusive que démonstrative. Aucun trait n’y est souligné. L’enchaînement des étapes d’un crime dont la violence n’est nullement occultée n’y revêt pas l’aspect d’une métaphore, pourtant sous-jacente, de la bestialité du pogrom. Tel est le miracle d’une délicatesse de touche qui fait de Chien perdu une des plus pures réussites littéraires d’Alain Veinstein.

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La beauté de l’évocation des relations entre homme et chienne, pour qui a expérimenté la réalité, s’agissant de ce cas particulier ou de toute autre rencontre avec un animal dit absurdement « de compagnie », rend compte sans pathos, avec une exactitude aiguë, de l’effet coup de foudre que peut revêtir ce type d’amour. Cette beauté d’écriture repose sur la justesse des notations factuelles (attitudes réciproques, progression lente de l’intimité, ivresse de la découverte, à deux, d’un paysage, d’une amitié que noue la chienne avec une jument également laissée à sa solitude). Pour restituer ainsi l’authenticité de sentiments qui ne s’expriment pas par des mots, il faut avoir pratiqué des années durant la discipline poétique la plus rigoureuse, l’art de dire sans jamais démontrer, de peser le poids musical de la langue.

Les très nombreux convaincus, par les progrès de l’éthologie, que la différence entre la sensibilité d’un être humain et celle des autres représentants du monde vivant est affaire de degré et non de nature, les compagnons heureux de ceux de ces êtres, les mammifères, qui sont par leur psychisme le plus proches de nous, remercieront l’auteur de la vérité de son livre. Ils jugeront comme lui que l’assassinat d’une chienne par l’ignominie viriliste (seule une fille qui fait partie du groupe d’enfants tortionnaires a conscience de l’horreur en train de se commettre sous ses yeux) est la préfiguration de tous les fascismes, en foudroyante expansion.

Chien perdu n’est donc pas qu’un très brillant exercice de style, une nouvelle cruelle dans la brutalité de laquelle l’écrivain ne se complaît pas. Le livre sonne comme un manifeste contre le noircissement progressif de l’horizon. Il rappelle que, là où il y a chair, il y a être cher et que la destruction de l’une introduit dans le tissu de la conscience des justes une blessure irréparable.