Classique est-allemand

Brigitte Reimann étant très largement inconnue du public français, la publication d’Une fratrie a le grand mérite de sortir d’un oubli immérité une autrice importante de l’ex-RDA, morte trop tôt pour avoir connu la réunification de l’Allemagne. Elle explore dans ce livre les interrogations et les désarrois de la première génération à avoir grandi sous le régime communiste, le conflit entre les espoirs déçus et l’envie de croire en l’avenir qui ne fera que s’amplifier et conduira trente ans plus tard à l’implosion du pays, quand l’adhésion au régime ne sera plus que de pure façade.

Brigitte Reimann | Une fratrie. Trad. de l’allemand par Françoise Toraille. Postface de Nicole Bary. Métailié, 190 p., 20,50 €

Plus jeune que Johannes Becher ou Stefan Heym, Brigitte Reimann (1933-1973) appartient à une génération qui garde de son enfance le souvenir des bombes et des pères disparus ou traumatisés. Une génération toute disposée à croire ensuite que la République démocratique allemande, dans laquelle elle accéda à ses responsabilités d’adulte, constituait la meilleure part d’une Allemagne divisée en deux États. Mais, disparue à quarante ans à peine, elle n’eut pas le temps de poursuivre plus avant ses réflexions sur le socialisme « réellement existant », ni d’être comme d’autres chassée de son pays, ni de connaître la fin de l’histoire.

Sa courte vie fut bien remplie. Elle fréquenta tout le gotha des célébrités de la RDA, connut son heure de gloire à l’Est, puis à l’Ouest, et participa activement à la vie intellectuelle de son temps. Mais sa mort précoce ne lui laissa pas le temps de mener tous ses projets à leur terme, son grand roman Franziska Linkerhand1 resta inachevé, et son opulent journal n’a pas encore, semble-t-il, livré tous ses secrets. Comme d’autres, elle fut encouragée dans sa vocation par le pouvoir communiste, notamment quand celui-ci assigna aux écrivains et aux artistes une tâche précise dans la construction du socialisme : la « voie de Bitterfeld », ainsi baptisée en référence à la ville où la décision fut prise en avril 1959, les poussa à se rapprocher du monde ouvrier et à propager dans leurs œuvres la nouvelle politique culturelle. C’est ainsi que Brigitte Reimann fut affectée au combinat Schwarze Pumpe et s’installa pour huit ans dans la ville saxonne de Hoyerswerda. Elle tira de cette expérience personnelle, associée à son histoire familiale, l’essentiel des thèmes qui traversent son œuvre, et en particulier ce roman. Et c’est là qu’elle trouva aussi les modèles de ses personnages.

Une fratrie a donc beaucoup à voir avec la vie de son autrice. C’est un roman écrit à la première personne, dans lequel la narratrice, Elisabeth Arendt (diminutif Betsy, ou Liesl), vingt-quatre ans, essaie d’empêcher son frère aîné Ulrich (Uli, vingt-cinq ans) de quitter la RDA, et peut-être surtout de la quitter, elle qui l’aime d’un amour fraternel sans doute, mais néanmoins débordant. Ces deux personnages entrent en relation avec un troisième, Joachim, amoureux de l’une, ami de l’autre, pour former un triangle complexe où les sentiments se trompent peut-être de cibles. Elisabeth est peintre, et, comme pour celle qui lui a donné vie dans ces pages, son travail dans le combinat consiste à stimuler et encadrer les ouvriers censés s’initier aux plaisirs de l’art… Belle occasion pour l’autrice de camper quelques personnages secondaires typiques de cette période historique, contremaîtres ou responsables communistes de la première heure ayant souffert sous Hitler, combattu avec les Partisans yougoslaves de Tito, mais qui sont parfois mal récompensés de leurs engagements militants par un pouvoir stalinien sans pitié – ce qui ne les décourage nullement de continuer à croire en l’avenir du communisme.

Brigitte Reimann, Une fratrie
Brigitte Reimann aux 20 ans de la maison d’édition Neues Leben (1966) © CC BY-SA 3.0/Bundesarchiv/WikiCommons

Les sujets abordés par Une fratrie étaient donc trop sensibles pour que le roman échappât aux aventures éditoriales inhérentes aux pays où la création est contrainte de jouer avec la censure. Mais, comme l’histoire est celle d’une jeune femme qui parvient à empêcher son frère de fuir la RDA , il fut publié en 1962, au prix de quelques coupures, et même apprécié au point de recevoir en 1965 le prix Heinrich Mann. Une deuxième publication suivit, mais ce n’est qu’en 2022, après la découverte fortuite du manuscrit original dans la maison qu’avait habitée Brigitte Reimann à Hoyerswerda, que le texte intégral que nous lisons fut accessible, lui conférant une vigoureuse notoriété posthume en Allemagne.

Lorsque Brigitte Reimann travaillait à son roman, la frontière inter-allemande était si hermétique que de nombreux candidats au départ passaient par Berlin-Est, d’où ils gagnaient facilement le secteur occidental avant de rejoindre la République fédérale. Le roman était à peine terminé en août 1961 lorsque le Mur fut édifié, obturant définitivement la dernière faille du « rideau de fer » : la question du passage à l’Ouest, au cœur du roman, se serait posée en des termes sensiblement différents après cette date. L’installation à Hambourg d’un autre frère de la narratrice, plus âgé, eût été singulièrement plus compliquée, tout comme le projet d’évasion d’Uli, même si le passage par le camp de Berlin-Marienfelde où transitèrent plus d’un million d’Allemands de l’Est entre 1949 et 1961 était tout sauf réjouissant.

L’accueil fait par les ouvriers aux jeunes gens parachutés en terre inconnue ne fut pas toujours idyllique. On voit dans le roman comment un vieux communiste intrigue pour se débarrasser d’Elisabeth qu’il considère comme une jeune bourgeoise, une mijaurée venue lui faire la leçon. Et, à la faveur de ce conflit entre deux générations de communistes, se trouve vigoureusement dénoncé le rôle de la délation dans une société sous contrôle, quand les coups fourrés les plus odieux deviennent monnaie courante pour se débarrasser d’un rival ou d’un gêneur. Il est vrai que le responsable politique de la « brigade » finit par donner raison à la jeune fille, au grand dam du vieux militant qui voit son monde s’écrouler.

À l’opposition entre deux conceptions du socialisme, soit vertical et autoritaire (« le Parti a toujours raison »), soit démocratique et ouvert aux revendications, s’ajoute ainsi une réflexion sur la fonction de l’art. Dans le roman, Elisabeth fait plus que s’interroger sur la pertinence d’imposer le réalisme socialiste quand le monde artistique, partout ailleurs, explore de tout autres voies. « Avec notre art aussi nous sommes restés en panne au XIXe siècle », observe l’héroïne. De là à faire d’elle la porte-parole de Brigitte Reimann, il n’y a évidemment qu’un pas.

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Aussi les démêlés de la jeune Elisabeth avec les autorités posent-ils du même coup une autre question, et non des moindres : celle du statut de l’artiste, et plus généralement de l’intellectuel, dans un État qui prétend tout régir. Celle de sa responsabilité, de son éventuelle compromission, du champ qu’on lui tolère pour exprimer ses critiques. Fût-ce à son corps défendant, il reste le jouet consentant d’un système qu’il contribue à défendre tout en profitant de privilèges qui sont aussi ses chaînes. Ce reproche a été fait à de nombreux auteurs de l’ex-RDA, notamment à Christa Wolf, mais, malgré la relative parenté des thèmes et la proximité des dates de parution, le livre de Brigitte Reimann est très différent de Ciel partagé, avec lequel on est tenté de le comparer. Dans Une fratrie, en effet, l’héroïne n’approuve pas le projet de fuite de son frère, et parvient à l’empêcher : mais est-ce par pure fidélité au régime, ou par amour de celui qu’elle ne veut perdre à aucun prix ?

Elle partage avec ce frère nombre de griefs à l’égard de son pays, mais elle n’en tire pas les mêmes conclusions et reste sous l’influence de son quasi-fiancé Joachim, qui entame une carrière prometteuse au service de l’État socialiste. Car il a la carte du Parti, ce précieux sésame que ni Elisabeth ni son frère ne possèdent – moins par choix qu’en raison de leurs origines familiales. Ici transparaît, en clair, une critique de taille : les ascendances « bourgeoises » rendent suspect et interdisent l’accès à certaines études ou professions. Là où traîne toujours une oreille indiscrète, un mot déplacé ou une plaisanterie peuvent en outre coûter fort cher ! Uli, qui a porté la chemise bleue de la « Jeunesse allemande libre », reste convaincu de la justesse du marxisme, mais ne peut admettre que sa carrière soit bloquée avant même de commencer pour la simple raison qu’un sous-fifre de la police politique l’a estimé « pas fiable ». La seule issue est pour lui le passage à l’Ouest, où ses aptitudes et ses ambitions seront reconnues, alors que sa sœur se résigne et espère encore, dans la croyance (ou l’illusion) que le pouvoir s’amendera et que les choses iront mieux.

La version non expurgée du roman, publiée ici dans la belle traduction de Françoise Toraille, livre un échantillon crédible et authentique des débats et des soucis qui animaient dans les années 1960 une jeunesse prête à croire aux bienfaits du socialisme, mais suffisamment lucide pour le voir se dévoyer. La nouvelle bureaucratie oubliait les aspirations généreuses du début au profit d’un système généralisé de surveillance et de délation. Est-ce par circonspection envers la censure que Brigitte Reimann exprime la fierté d’Elisabeth « en voyant les jeunes hommes et femmes de [sa] génération prendre la tête de l’économie du pays et les arts y faire leurs preuves » ? Et jusqu’où partage-t-elle l’emportement d’Uli : « Vous avez détruit nos idéaux » ? En tenant ensemble les deux bouts de la chaîne qui relie approbation et critique, elle agit peut-être prudemment, mais elle met le doigt sur la contradiction inhérente au système qui rejette ceux-là mêmes sur lesquels il aurait pu compter, leur préférant les hypocrites dociles qui ne songent qu’à satisfaire leurs ambitions personnelles.

Nul ne peut évidemment savoir si Brigitte Reimann serait restée jusqu’au bout fidèle à la RDA, ni si elle aurait été de celles et ceux qui, le 4 novembre 1989, réclamaient encore sur l’Alexanderplatz la rénovation du socialisme pour sauver ce qui pouvait l’être. Peut-être même aurait-elle rejoint la grande majorité du peuple est-allemand qui ne leva pas le petit doigt pour défendre un régime de plus en plus honni. Mais il était juste que le roman Une fratrie, par ses qualités littéraires, soit enfin rangé parmi les œuvres des écrivains et écrivaines qui ont su, des années avant la chute du régime communiste, faire valoir leur point de vue critique, et enrichir la littérature allemande d’une composante particulière, enracinée dans une République éphémère que l’Histoire a rapidement passée par pertes et profits.


  1. Franziska Linkerhand, publié en 1974 et traduit en 2014 (éd. De l’incidence, Cherbourg). ↩︎