Deux livres de Georges-Arthur Goldschmidt paraissent simultanément en français : L’après-exil, traduit de l’allemand par Jean-Yves Masson, et Le chemin barré. Roman du frère, traduit par l’auteur lui-même. Deux livres écrits en allemand, et qui témoignent du rapport si particulier et si intense que l’écrivain entretient avec sa langue natale.
L’après-exil a paru en Allemagne en 2020 et Le chemin barré en 2021. La temporalité de l’édition française nous conduit à lire les deux livres en même temps, ce qui constitue une expérience passionnante, d’autant que l’un est traduit par l’auteur lui-même, celui qui concerne le frère, dont seul, peut-être, peut parler l’écrivain. Notons d’abord que ces deux textes, comme les deux frères dont il est question d’ailleurs, pourraient sembler assez différents. Le premier se situe entre les souvenirs et l’essai. Georges-Arthur Goldschmidt (membre du comité de rédaction d’EaN) revient sur certains épisodes de son enfance et de sa jeunesse dont il a été question dans plusieurs de ses précédents livres, Un jardin en Allemagne, La forêt interrompue et La traversée des fleuves (Seuil, 1986, 1991 et 1999) : le départ de l’auteur accompagné de son frère aîné en Italie d’abord, à Florence, puis l’exil de nouveau vers les montagnes savoyardes où les deux garçons seront cachés durant la guerre. Dans le second, Georges-Arthur écrit le « roman du frère », donnant chair et vie à ce frère, Erich, qui traverse très discrètement les textes de l’auteur, presque sur la pointe des pieds.
On retrouve dans L’après-exil la puissance incarnée de l’expérience de l’exil, celle que Georges-Arthur Goldschmidt a vécue dans son corps, et qu’il continue de raconter avec son corps, dans cette langue de l’enfance et de l’exil même, traduite ici par Jean-Yves Masson. Il est frappant de constater combien ce sont les sensations qui semblent les plus appropriées pour restituer cette expérience fondatrice, dans de nombreuses formules qui restent fichées dans le cœur du lecteur, comme cette manière de traduire la sensation de liberté une fois les deux garçons arrivés en Italie : « L’Italie était un lieu de repos, on se sentait libre, le corps n’était plus enfermé dans une enveloppe de ciment par l’obéissance », ou encore ce moment où le jeune garçon, alors que la Libération a eu lieu, accomplit de nouveau un trajet parcouru tant de fois auparavant avec la peur d’être arrêté et la nécessité de ne pas être vu, mais libre cette fois-ci : « Sur le chemin, il avait eu le temps de respirer le paysage ; l’immense paroi de la montagne ne se rapprochait pas ». Chaque geste, chaque mouvement résonne dans toutes les fibres du corps, et la condition même de l’exilé se vit dans le corps, avant ou après le départ : « L’exil est dans la bouche de l’exilé comme la bride dans celle du cheval : une entrave pas toujours perceptible mais toujours présente ; l’exil devient un état physique, une coloration qui recouvre tout et confère à l’exilé une étrangeté singulière. »
L’indéfectible lien entre la langue – ou, devrions nous écrire, les langues – et le corps s’explique par l’expérience même de l’exil qui transforme à jamais le corps dans son rapport à l’espace et au langage. La structure de l’être est modifiée par cette expérience, et l’exilé, qui tombe dans une autre langue, n’est pas bilingue, mais « linguistiquement dédoublé ». Cette distinction que Georges-Arthur Goldschmidt opère dès les premières pages de L’après-exil est fondamentale. Il n’y a en effet ni cohabitation ni juxtaposition de deux langues pour l’exilé, puisqu’il « ne cesse de trimballer avec lui la première langue sous l’autre, qu’il le veuille ou non. Il n’a pas “appris” sa deuxième langue, c’est elle qui a fondé sa survie ». Dans un essai sur Anton Reiser intitulé En fond de vie. Anton Reiser (éditions Cécile Defaut, 2011), Georges-Arthur Goldschmidt écrivait : « Le sentiment de l’existence est d’abord un sentiment du corps, il se manifeste par cette douleur dans la poitrine que Goethe, déjà, décrivait dans Werther, ce poids collé au milieu du plexus et qu’on trimballe avec soi, comme les chiens leur collier. C’est le corps, le ressenti de l’existence et c’est le corps qui seul en est le signe. » Tout, dans l’écriture de Georges-Arthur Goldschmidt, s’incarne, le moindre mouvement de l’existence, jusqu’à la tragédie de l’Histoire. Mais chaque mouvement infime est précisément lié à la tragédie de l’Histoire, déclenchée par cette deuxième question omniprésente dans l’œuvre de l’écrivain, celle de l’identité. Qui ne recouvre d’ailleurs pas exactement celle de la langue – les ramifications entre langue, identité, corps et honte, bien sûr, sont bien plus complexes et étendues – mais qui la recouvre au moins partiellement.

De ce point de vue, la lecture du Chemin barré, ce « roman du frère » comme l’indique le sous-titre, est significative. Dans un entretien avec Jean-Yves Masson qui suit le récit, l’auteur explique avoir écrit ce roman après que son éditeur allemand, Thedel von Wallmoden, s’est interrogé sur le silence presque total de l’écrivain sur ce frère qui est pourtant son compagnon d’exil. Pourquoi le traducteur interroge-t-il l’écrivain sur le livre qu’il n’a pas traduit ? Il y a pour nous quelque chose de significatif. Georges-Arthur Goldschmidt, presque quatre-vingts ans après l’exil, choisit d’écrire en allemand sur son frère, comme une manière de faire revivre ce duo si particulier, en allemand, duo si fragile et mystérieux aussi. Et c’est comme si ce tête-à-tête que l’auteur recrée, à bien des égards, et en allemand de surcroît, nécessitait la présence d’une tierce personne, le traducteur, qui n’est pas invité, dans ce duo, à la place de traducteur, mais à celle d’observateur.
Le récit commence par la naissance de ce frère aîné, Erich Goldschmidt, en 1924 dans le Holstein, au nord de l’Allemagne, quatre ans avant la naissance du petit frère, se désignant lui-même comme un « sac à cris ». Et dès lors, le chemin va lui être barré : le frère aîné, alors qu’il avait « devant lui toute l’étendue du chemin à parcourir », est désormais cantonné à l’impuissance. Le récit se poursuit par des scènes familiales qui ne nous sont pas inconnues, là encore Georges-Arthur Goldschmidt revient sur des scènes que nous avons lues, mais elles sont cette fois racontées du point de vue du frère aîné, alors que nous les connaissions du point de vue du frère cadet, ce « sac à cris » qui écrit. C’est là toute l’ambivalence du texte qui laisse penser au lecteur qu’il va connaître enfin le point de vue du frère aîné, alors que ce point de vue est celui imaginé par le frère cadet. Est-ce là une manière pour l’écrivain de pouvoir endosser totalement la culpabilité qui est la sienne, cette certitude d’avoir été, dès sa naissance, l’obstacle majeur sur lequel son frère aîné aura buté tout au long de son existence ?
Mais le « roman du frère » va encore au-delà. Georges-Arthur Goldschmidt, en donnant à ce frère aîné une place centrale, interroge à nouveau ces questions essentielles qui hantent son œuvre depuis les premiers livres. Qu’est-ce qu’une identité ? Celle d’un frère, celle d’un Allemand, celle d’un Juif qui s’ignorait, ces différentes facettes qui s’entrecroisent, dans ce regard de l’écrivain petit frère qui était aussi le témoin du chagrin, de la honte et de la solitude de son frère aîné, de son déchirement permanent, ce déchirement lié au plus profond à la honte, parce que, où qu’on soit, on est un traître : « En voyant les photos des chars d’assaut allemands traversant les champs de blé français où les moissons n’étaient pas encore faites, il se sentait à la fois oppressé et fier. La France qui l’avait accueilli devait maintenant se défendre contre son pays d’origine : il avait honte d’admirer les succès allemands qui, en même temps, le terrifiaient. » En écrivant sur lui aujourd’hui, il témoigne de ces abîmes dont le frère n’a pas parlé, comme cette scène à l’arrivée des deux enfants en Italie le montre : « Erich s’assit sur le lit et se mit à pleurer comme jamais Jürgen-Arthur ne l’avait entendu pleurer, avec des sanglots qui déchiraient le cœur, de plus en plus désespérément. […] C’était comme s’il s’expulsait de lui-même, comme si le chagrin s’était installé en lui de jour en jour jusqu’à cet instant. »
S’engager dans la Résistance, puis dans la Légion étrangère après la Libération, est-ce une manière pour Erich de trouver un espace dans lequel on ne soit pas un traître ? Un acte qui pourrait libérer le frère aîné de « la sombre présence de ses origines » ? C’est cette place tragique qu’il occupe, tragique parce que ce n’est pas une place précisément : « cela faisait partie de sa perception de lui-même, c’était toujours là : il était juif, Hitler en avait décidé ainsi. Il était lui-même l’obstacle sur le chemin menant à lui-même ». Mais qui aurait-il été s’il n’avait pas été désigné comme juif par les nazis ? C’est aussi le vertige de cette question qui traverse le « roman du frère », parmi toutes les possibilités envisagées, comme celle-ci, terrifiante : « Peut-être lui aurait-on par exemple confié la surveillance de l’un de ces trains qui traversaient la campagne à longueur de journée, sans qu’il se sentît obligé de savoir qu’ils emmenaient vers les chambres à gaz des centaines de gens auxquels on ne donnait rien à manger ni à boire. » C’est « l’énormité du crime » qui hante le « roman du frère », comme tous les autres textes de Georges-Arthur Goldschmidt, le crime auquel les deux garçons ont échappé, grâce à l’amour de leurs parents : « Il était là et personne ne savait qui il était, ni ce qu’il aurait dû devenir, un cadavre de Juif puant, à moitié carbonisé, dans un camp d’extermination nazi, et pourtant il se portait le mieux du monde, il était comme une sorte de démenti infligé à l’Histoire. »
Les deux frères semblent inéluctablement liés par cette honte qui les habite, cet « étrange sentiment qui va de l’intérieur du corps vers le dehors, comme si ce qu’on ressent au-dedans de soi était visible par tous ». Le corps encore, dans lequel s’incarne toutes les émotions, les langues, et le chagrin dont jamais on ne peut guérir. L’après-exil se termine sur ces lignes déchirantes, consacrées au chagrin et à l’amour : « Chaque fois, son cœur se déchire : sa mère, si ardemment aimée, lui revient à l’esprit, une envie de tout son corps, comme s’il tombait en lui-même, il ne peut qu’ouvrir la bouche et sentir le désespoir monter en lui, c’est le mal du pays qui lui arrache les entrailles, les larmes coulent de ses yeux, et elles coulent aujourd’hui encore malgré la femme si profondément aimée, malgré les enfants et les petits-enfants, malgré la vie tranquille et choyée en plein Paris ». Et c’est sous le signe de l’amour que l’on a envie de lire Le chemin barré, l’amour qui a franchi toutes ces années de silence et d’absence entre les deux frères désormais réunis dans ce roman.