Certains écrivains ont une influence particulière sur leurs pairs. Ursula K. Le Guin est aujourd’hui très souvent citée comme une lecture qui a compté, et pas seulement par des autrices et auteurs d’imaginaire. Changements de plans, recueil de nouvelles décrivant des mondes étranges dérivés de notre réalité, était un de ses derniers livres importants non encore traduits. Il paraît en français. Mais on peut aussi juger de la postérité des idées de Le Guin à travers Les mains vides d’Elio Possoz, eutopie située quelques décennies dans le futur. Au contraire, Arthur Machen reste peu connu en France, ce qui n’est pas le cas dans les pays anglo-saxons. De nouvelles traductions du Peuple blanc et du Tertre de H. P. Lovecraft permettent de revenir sur l’importance qu’il a eue pour le second, notamment en ce qui concerne l’inscription du surnaturel dans la topographie.
Dans Changements de plans, Ursula K. Le Guin imagine que l’inconfort des longues attentes dans les aéroports permet de se projeter dans d’autres plans. Le temps s’y écoulant différemment, les voyageurs peuvent les visiter sans – le plus souvent – rater leur correspondance. Ces nouvelles montrent une « capacité à créer des cultures imaginaires inégalée dans toute l’histoire de l’écriture », comme le déclare Karen Joy Fowler dans sa préface. Chaque plan se voit doté de peuples assez semblables à l’humanité, mais qu’une caractéristique poussée à l’extrême ou inversée rend radicalement étrangers. Des paradoxes subtils mettent en question avec humour la démarche touristique et la marchandisation des cultures qu’elle entraîne. Plus profondément, ces paradoxes montrent comment une civilisation imbue d’elle-même écrase l’altérité. Ces questionnements rappellent que le père d’Ursula K. Le Guin, Alfred Kroeber, était anthropologue.
Dans ce recueil, les humains manifestent une bêtise réjouissante ou affligeante. L’écrivaine imagine un peuple, les Asonus, qui garde volontairement le silence. Il n’en faut pas plus pour que des hommes leur attribuent une incommensurable sagesse et soient prêts à tout pour se la faire expliquer. De même, trois nouvelles font la satire d’aspirations irréalisables. « L’Île de l’Éveil » critique la volonté de créer des humains améliorés, ici par la suppression du sommeil, « comportement résiduel adapté aux mammifères inférieurs » ; « L’Île des Immortels » suggère que la vie illimitée entraînerait des millénaires de dépendance ; « Les Voltigeurs de Gy » montre que le rêve de voler impliquerait des contreparties. Plusieurs textes illustrent l’absurdité de la guerre, notamment quand elle entraîne une escalade sans limite.
D’autres font ressentir la beauté intrinsèque de coutumes – migrations des Ansarac ou construction millénaire d’un « Bâtiment » vide – même si elles paraissent contre-productives d’un point de vue utilitaire. Enfin, Ursula K. Le Guin nous communique le vertige d’autres manières d’envisager le monde et la vie : « L’Hospitalité hennebète » inverse le principe de la métempsychose, « Le Rêve social des Frines » envisage ce qui se passerait si nous partagions nos rêves, « La Langue des Nna Moy » réaffirme la nécessité de la complexité à travers un système linguistique suprêmement ambigu.
Ces textes relativement courts débordent d’une intelligence qui propose et suggère sans imposer, usant des merveilles de l’imagination pour ouvrir à l’étrangeté et au relativisme. Il est exaltant de constater que la subtilité littéraire nous rend effectivement plus sages et plus malins. Et l’écriture de Le Guin est si évocatrice qu’on se surprend à éprouver de la nostalgie pour ces civilisations qui n’ont jamais existé.

Les mains vides, premier roman d’Elio Possoz, emprunte son titre à la grande œuvre d’Ursula K. Le Guin, Les dépossédés, dont une citation clôt d’ailleurs le livre. Il y représente une France du futur soumise au changement climatique : l’été caniculaire, « Torpeur », y arrête toutes les activités. La plupart des gens la vivent sous terre, calfeutrés dans une semi-hébétude. Des inondations frappent l’Ouest. Le pays est fragmenté en multiples entités, selon trois grands systèmes. Selon les « Vertis » (pour « verticaux »), « la domination d’une minorité de sapiens sur la majorité de la vivance (sapiens et autres) est naturelle et nécessaire » : c’est notre société actuelle. À l’opposé, « l’Horhizome » définit un mode d’autogestion libertaire, dont les « communes » se fédèrent et collaborent au sein de « caracols », « bassins » ou « turbines ». Entre les deux, certaines villes constituent une « République », aux préoccupations plus sociales que le monde verti, mais conservant la démocratie représentative et un pouvoir central. Cette France, un protagoniste à vélo la parcourt des Cévennes à la Bretagne. Comme en un Tour de France par deux enfants ou un Sans famille post-apocalyptique. La deuxième personne du singulier le désigne, ce qui évite de lui donner un genre – catégorie dont ce « tu » pense qu’elle n’a pas de sens.
Ces dernières années, plusieurs livres ont décrit ce type de société communaliste mais Les mains vides est remarquable par la forte présence du monde imaginé. L’écriture d’Elio Possoz donne à sentir la chaleur ou la pluie, le voyage jour après jour, l’effort à vélo, la fatigue, les doutes, le découragement, l’énergie que donnent les rencontres. L’organisation sociale des nombreuses villes et villages traversés est présentée minutieusement mais toujours intégrée aux événements que vit le protagoniste.
Les principes des différentes communes viennent entre autres d’Ursula Le Guin et de ses Dépossédés : mise en commun, refus de la propriété et de la domination, liberté (la vraie, pas celle d’entreprendre), collectif, accueil. Ils se retrouvent dans la narration : le choix de la deuxième personne ne laisse jamais le protagoniste seul, puisque ses camarades restés dans sa commune de départ, racontant son odyssée cycliste d’après ce qu’ils apprennent et imaginent, l’accompagnent constamment. Lorsque les conversations impliquent plus de deux personnes, elles sont rendues sur trois colonnes sans verbes introducteurs : les répliques se croisent, s’emmêlent, s’accordent. À l’image de la société des communes, le langage mélange, transforme, change, avec de nombreux mots en « occignol », de nouvelles formes neutres, des néologismes. L’eutopie des Mains vides n’est pas une société parfaite, mais un système possible, acceptable. Elio Possoz n’en cache pas les problèmes et limites potentiels, mais cela rend son monde d’autant plus vivant et crédible, au point que cet avenir devient presque désirable, malgré la canicule, inévitable, elle, en l’état actuel des choses.
Le peuple blanc (1904) [1] est un texte bref qui contient, enchâssé à l’intérieur d’une conversation entre deux érudits sur la véritable nature du Mal, un texte encore plus court, « Le carnet vert ». Cette sorte de journal, censé avoir été écrit par une adolescente dans une campagne du Royaume-Uni, sans doute le Pays de Galles dont Machen était originaire, raconte une initiation. Enfant, la narratrice a des visions d’« êtres blancs » merveilleux. À presque quatorze ans, elle fait une promenade inédite qui la conduit dans un « pays nouveau », jusqu’à une colline couverte de roches, puis à un tertre arrondi « avec une pierre comme un pilier qui sortait du sommet », sur laquelle elle va s’asseoir. Dans ce paysage sauvage, elle danse et connaît le vertige et la joie, tombe au fond d’un trou, et se rappelle combien ce qu’elle vit ressemble aux contes que lui a racontés sa nourrice. Lorsqu’elle voit de nouveau les êtres appartenant au « peuple blanc », sa nourrice l’emmène en secret dans les bois, pétrit une « poupée » de terre et « fait toutes sortes de drôles de choses avec le petit homme d’argile », rouge et tout en sueur. Le peuple blanc marque par son ambiguïté : le récit de la jeune fille peut être une initiation ésotérique selon les croyances anciennes du folklore, guidée par la nourrice mais surtout par la nature que l’adolescente parcourt dans la solitude. Ou il s’agit de la découverte de la sexualité. Et au fond les deux sens coexistent, conférant au texte la charge de la profondeur. Laquelle est renforcée par le mystère, puisque la narratrice naïve n’explicite jamais rien clairement.
Cette vibration, ce clignotement constant entre deux sens justifie l’intérêt durable qu’a suscité ce court récit. Dans la préface, Fabien Courtal, qui l’a traduit avec rigueur et précision, rappelle que, dans son essai Épouvante et surnaturel en littérature, Lovecraft fait de Machen un de ses maîtres. L’influence du Peuple blanc se retrouve dans plusieurs nouvelles où l’auteur de « La Maison de la sorcière » remplace le Pays de Galles par la Nouvelle-Angleterre en tant qu’espace propice au surgissement d’un surnaturel ancien. Dans les lieux élevés où dansent les dieux de la Terre (« Les autres dieux », « La quête onirique de Kaddath l’inconnue ») ou les collines du Massachusetts aux autels de pierre, théâtres de cérémonies impies (« L’horreur de Dunwich »), on peut lire le souvenir des tertres étranges qui mettent en joie l’adolescente de Machen.
Un texte écrit par Lovecraft en 1929-1930 s’intitule justement Le tertre. Il parut signé du nom de Zealia Bishop, pour laquelle l’écrivain de Providence s’était fait ghost writer. Dans sa préface très complète, son traducteur, Laurent Folliot, rappelle l’histoire de cette longue nouvelle et comment des études ont montré que Lovecraft en était l’auteur quasi unique. Si ce texte n’est pas à la hauteur de « L’ombre qui planait sur Innsmouth », des « Montagnes du délire » ou de « La couleur d’outre-ciel », sa réédition dans une nouvelle traduction apporte un éclairage intéressant sur l’œuvre de son auteur. En particulier parce qu’il y exploite le passé de l’Ouest des États-Unis, indien et espagnol, comme il le fait pour la Nouvelle-Angleterre dans les récits signés sous son nom. Et que, par conséquent, l’influence spécifiquement régionale sur les écrits de Lovecraft est peut-être à relativiser.
On y retrouve aussi l’empilement de mondes de plus en plus horribles des « Montagnes du délire » (1931), les abominations informes qui y prendront le nom de shoggots, ainsi que la narration relayée par des observateurs scrutant à la jumelle ce qui se passe sur la colline maudite, comme dans « L’horreur de Dunwich » (1928). Mais c’est la fascination qu’exerce le tertre hanté sur des générations de pionniers et de scientifiques qui est le caractère le plus frappant de ce récit, et qui le rattache à l’œuvre de Machen : l’envoûtement d’un mystère tellurique, la séduction d’un passé pré-rationnel, l’inscription du désir dans le paysage.
[1] En 2023, a paru également, aux Forges de Vulcain, La colline des rêves et autres récits fantastiques, rassemblant plusieurs textes d’Arthur Machen, dont Le peuple blanc, dans de nouvelles traductions d’Anne-Sylvie Homassel.