Sur les rails de l’histoire 

Avec Qatârbâz (Trainspotter), Ehsan Norouzi, passionné de chemins de fer depuis l’enfance, nous embarque dans un voyage hors des sentiers battus, au rythme des trains qui sillonnent l’Iran. Plus qu’un simple carnet de route, ce « non-roman » explore l’âme d’un pays à travers ces témoins silencieux d’une histoire mouvementée. Dans cette quête, les rails deviennent le fil conducteur d’une réflexion sur la modernité, la mémoire et l’identité iranienne. Entre récit intime et fresque historique, le journaliste et traducteur iranien propose un regard sensible et profond sur un pays en perpétuelle transformation.

Ehsan Norouzi | Trainspotter. Trad. du persan (Iran) par Sébastien Jallaud. Zulma, 304 p., 22 €

Depuis le début du XXIe siècle, la littérature iranienne, à l’image de son cinéma, gagne progressivement en reconnaissance à l’échelle internationale. Longtemps restée dans l’ombre, elle s’impose aujourd’hui grâce à des écrivains audacieux et sensibles qui abordent des thèmes universels tout en s’inspirant de leur histoire et de leur culture. De nouvelles voix émergent, offrant des récits profondément enracinés dans la réalité iranienne et ouverts sur le monde. À travers romans, nouvelles et essais, ces auteurs apportent un regard neuf sur leur pays, loin des stéréotypes et des visions figées.

Au sein de la riche diversité des littératures de voyage, Ehsan Norouzi, né en 1979, se démarque par son approche originale. À mi-chemin entre carnet de bord ferroviaire, réflexion historique et méditation personnelle, son livre ne se limite pas à une simple exploration des chemins de fer iraniens. Il nous entraîne dans un voyage à travers le temps, retraçant l’histoire du rail et ses répercussions politiques, économiques et sociales, tout en offrant une vision captivante de l’Iran contemporain à travers les yeux d’un véritable passionné.

Dès la première page, Norouzi nous avertit : Trainspotter n’est pas un roman. Il s’agit d’un « non-récit » (nâ-dâstân en persan), un hybride littéraire oscillant entre reportage, essai historique et chronique personnelle. Cette absence de fictionnalisation donne au livre une tonalité sincère et brute, une immersion sans artifice dans l’univers ferroviaire iranien. Le point de départ de ce projet littéraire renvoie à une obsession d’enfance : l’amour inconditionnel de l’auteur pour les trains. Depuis son plus jeune âge, Norouzi rêve de posséder son propre train, de le conduire, de dormir dans ses wagons. Devenu adulte, il décide de parcourir l’Iran en train, sans jamais utiliser d’autres moyens de transport, dans une quête qui tient à la fois du défi personnel et de l’exploration d’un patrimoine souvent oublié.

Ehsan Norouzi, (2025), Trainspotter
Ligne ferroviaire (Qom, Iran) © CC-BY-SA-4.0/JavadEsmaeili/WikiCommons

Le livre se construit autour de ce voyage, jalonné de rencontres avec ceux qui font vivre les chemins de fer : sémaphoristes, agents d’entretien, mécaniciens, responsables de la sécurité ferroviaire. À travers ces portraits, Norouzi dresse un tableau saisissant de la réalité ferroviaire iranienne, entre modernisation chaotique et vestiges d’un passé glorieux. Mais, au-delà de l’instantané contemporain, Trainspotter plonge dans l’histoire. Norouzi ressuscite la mémoire des premières tentatives de construction ferroviaire sous la dynastie Qajar, freinées par les tensions entre la Russie et le Royaume-Uni, puis le projet de grande ampleur mené sous Reza Chah dans les années 1930. Des archives, des articles de presse de l’époque et des anecdotes peu connues viennent enrichir cette trame historique.

Si l’auteur se revendique « malade du rail » (ferrovipathe en français, trainspotter en anglais), son regard n’est pas pour autant celui d’un nostalgique aveuglé par la beauté des locomotives d’autrefois. Bien au contraire, Trainspotter ne cache rien des carences du système ferroviaire iranien : infrastructures vieillissantes, gestion administrative pesante, manque de considération pour ce moyen de transport essentiel. Le ton est souvent critique, parfois caustique, mais toujours animé par une véritable affection pour ce monde ferroviaire en déshérence. L’une des forces du livre réside dans cette tension entre la fascination de l’auteur pour l’ordre et la précision des réseaux ferrés et son désir d’évasion, de découverte. Cette dualité rappelle le célèbre On the Road de Jack Kerouac, que Norouzi a traduit en persan. Mais, à la différence de Kerouac, dont le voyage est synonyme de liberté chaotique, celui de Norouzi est balisé par les rails, contrôlé par des systèmes rigides, soumis à des horaires précis.

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Trainspotter ne parle pas que de trains. Il parle de l’Iran, de son rapport à la modernité, de ses contradictions entre volonté de progrès et inertie institutionnelle. Le réseau ferroviaire devient le reflet d’une société en perpétuel tiraillement entre le passé et le futur. En arpentant les gares, en fouillant les archives, en discutant avec les ouvriers du rail, Norouzi nous invite à une réflexion plus large sur les infrastructures, sur leur importance dans le développement économique et social d’un pays, mais aussi sur leur dimension symbolique. L’auteur nous rappelle que le train, bien plus qu’un simple moyen de transport, est un vecteur de transformation. Il relie les villes, facilite les échanges, et contribue à façonner l’identité nationale. Mais lorsque ces rails sont laissés à l’abandon, lorsque les locomotives rouillent sur des voies inutilisées, c’est toute une société qui semble figée.

Dans Trainspotter, chaque rail semble raconter une histoire, chaque sifflement de locomotive résonne comme un écho du passé. Le livre d’Ehsan Norouzi n’est pas simplement une ode aux trains ; c’est un voyage intime à travers l’histoire ferroviaire de l’Iran, un témoignage vivant de l’obsession d’un homme pour les lignes d’acier qui relient les époques et les peuples. Norouzi, tel un archéologue des chemins de fer, exhume les récits oubliés qui se sont noués autour des rails : les ambitions contrariées des modernistes, les résistances conservatrices, les rêves brisés et les espoirs suspendus aux wagons des premières locomotives. Il ne se contente pas de rapporter des faits historiques ; il les habite, les restitue avec une verve qui fait sentir au lecteur le crissement du métal sur les rails, la poussière des gares délaissées, l’odeur du charbon et du vieux cuir des banquettes. Son regard oscille entre la fascination enfantine et la lucidité d’un voyageur aguerri. Il se souvient du train miniature de son enfance, cadeau d’un oncle bienveillant, et de son premier voyage ferroviaire vers Mashhad, où la magie du rail s’est heurtée à la réalité bien moins idyllique des trains iraniens. Mais, loin d’être une simple déception, cette confrontation a éveillé en lui une quête plus profonde : celle de comprendre les trains, non seulement comme moyen de transport, mais comme reflet d’une nation en mouvement.

Ehsan Norouzi, (2025), Trainspotter
Mont Oshtoran (Lorestan, Iran) © CC-BY-2.0/Юрий/WikiCommons

Trainspotter ne se limite pas à une simple collection de souvenirs personnels. Ehsan Norouzi tisse habilement l’intime et le collectif, mêlant nostalgie et analyse. Il nous plonge dans les méandres bureaucratiques de la construction ferroviaire, ravive les débats enflammés entre traditionalistes et modernistes et rappelle que les chemins de fer iraniens ne sont pas de simples infrastructures, mais les témoins silencieux de révolutions, d’invasions et de bouleversements politiques. Ce qui rend ce livre encore plus fascinant, c’est la façon dont l’auteur inscrit sa passion dans une tradition mondiale. Il évoque les « trainspotters » britanniques, les « ferrovipathes » français, les « train buffs » américains, et s’interroge sur l’absence d’un engouement similaire en Iran, où cette fascination est souvent perçue comme une excentricité. Pourtant, à travers son récit, il démontre que cette obsession mérite d’être reconnue, racontée et même préservée comme un élément précieux du patrimoine culturel.

La plume de Norouzi est empreinte d’une mélancolie lumineuse, que Sébastien Jallaud, un traducteur passionné par l’Iran et sa littérature, restitue parfaitement en français (il s’était déjà illustré avec sa belle traduction de La chouette aveugle de Sadegh Hedayat, le plus grand roman moderne iranien, réputé pour son atmosphère envoûtante et ses subtilités stylistiques). Norouzi sait que les trains de jadis disparaissent peu à peu, que les gares désertées deviennent des vestiges d’une époque révolue. Mais, loin de céder à une nostalgie stérile, il transforme chaque page en un hommage vibrant aux chemins de fer et à ceux qui leur ont consacré leur vie. Lire Trainspotter, c’est embarquer pour un périple où chaque halte dévoile un pan d’histoire, où chaque locomotive porte en elle le poids des espoirs et des luttes d’une nation. C’est accepter de voir les rails non plus comme de simples lignes parallèles mais comme des fils tissés dans la grande toile du temps. C’est enfin comprendre que, comme le dit si bien Norouzi, « chaque train est chargé de mille rêves, certains tournés vers l’avenir, d’autres hantés par le passé ».

Trainspotter est un livre qui se dévore comme un carnet de voyage, qui instruit comme un essai historique et qui touche comme un récit personnel. En nous faisant voyager, Ehsan Norouzi nous offre une méditation profonde sur le mouvement, sur le progrès et sur l’attachement aux traces du passé. Dans ce livre, chaque gare, chaque voie ferrée, chaque train devient un personnage à part entière, racontant une histoire, portant une mémoire. Et à travers les yeux d’un homme qui ne peut s’empêcher d’aimer ces monstres de fer, nous redécouvrons un Iran méconnu, un Iran en mouvement, un Iran en attente de son prochain départ.