La maison Echenoz

L’intrigue du nouveau roman de Jean Echenoz, Bristol, est mince comme un papier à cigarette. L’auteur nous balade, pauvres fétus de paille que nous sommes. Mais, tout baladés que nous sommes, la magie opère. Est-ce parce que l’année 2024 fut si lourde, si pleine de ruptures politiques ? Toujours est-il qu’on lit Bristol avec une sorte de reconnaissance au double sens du mot. D’une part, on reconnait les thèmes echenoziens, comme on reconnait un classique ; et d’autre part, on est reconnaissant à l’auteur de nous offrir ce nouvel opus. On y trouve du réconfort, et même une forme de reconnexion. Mais à quoi ?

Jean Echenoz | Bristol. Minuit, 208 p., 19 €

Comme d’habitude chez Echenoz, on se déplace beaucoup : à pied, en avion (et « dans le sens de la marche » précise aimablement le narrateur) ou dans de sympathiques voitures. Et quand on ne se déplace pas, on est en suspens, dans un bateau immobilisé entre ciel et terre, ou empêtré dans un parachute, entre les oreilles d’un éléphant éméché. On glisse de la discrète et serpentine rue des Eaux et sa cascade d’escaliers, dans le 16e arrondissement de Paris, à un petit village facilement destructible et reconstructible (pour les besoins d’un film) proche de  Bob City, en Afrique australe « postcoloniale » (précise toujours le narrateur). On passe également par Nevers et par un chantier du côté d’Arcachon. On suit les tribulations de Robert Bristol, cinéaste sur le retour (à moins qu’il n’ait jamais pris le départ), si occupé par son film en cours (et son financement) que la chute d’un corps, du cinquième étage de son immeuble, lui demeure tout à fait indifférente.

Comme Sempé, Echenoz excelle à déployer le caractère à la fois ingénu et étanche, enraciné dans un rêve bien à soi pour ainsi dire, de certaines rues du 16e arrondissement – et c’est bien cette atmosphère qu’évoque aussi le « Bristol » légèrement provincial et désuet  du titre. Et puis tout est question de point de vue et de moment. Si l’écrasement au sol d’un corps ne dérange pas notre anachronique héros, il n’en va pas de même du vrombissement obstiné d’une mouche dans son bureau. C’est alors que, pendant quelques pages qui tiennent du désopilant morceau de bravoure, l’intrigue atteint une intensité dont Echenoz a le secret : l’œil est dans l’insecte et regarde l’artiste – cinéaste – sur le retour… qui ne saurait le tolérer.

Jean Echenoz, Bristol
Jean Echenoz © Jean-Luc Bertini

On retrouve donc dans Bristol la pâte d’Echenoz : son humour, son goût pour les changements d’échelle, pour les glissements de point de vue (ah, les joies du pronom « on », des petits moments où le narrateur ne sait pas ce que font ses personnages), pour les fausses pistes, pour l’évocation décalée de grands lieux romanesques (enlèvement, séquestration de jeune fille sur fond de troubles politiques, diffamations de voisins, dédoublements de personnages, adultères) avec moult bifurcations. On retrouve aussi son goût pour les personnages inadaptés, accidentés, tombés hors des filiations, ou dont les filiations sont rompues, recousues, rompues à nouveau. Ainsi de l’histoire tragique de la jeune Céline Oppenstretter et de son père adoptif, mais aussi en mode mineur de Robert Bristol himself. On retrouve bien sûr son goût pour le cinéma et ses mythologies – un autre morceau de bravoure étant la digression du commandant Parker sur le cinéma allemand. Alors, est-ce seulement la joie de reconnaitre l’univers d’Echenoz qui crée, à le lire, un tel sentiment de reconnexion ? Ou bien la joie de reconnaitre telle lecture enfantine, un peu vintage, ici ou là, par exemple dans son personnage de commandant factieux et cinéphile ? Assurément, Echenoz joue de ce sentiment de reconnaissance, de même qu’il joue du caractère d’inactualité attaché, par exemple, aux prénoms de ses personnages (Geneviève, Michèle, Robert, Joëlle).

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Mais ce n’est pas tout. Il y a aussi dans Bristol une façon de laisser l’intrigue se défaire, et néanmoins de la reprendre, au dernier moment, une façon funambule et presque onirique de risquer l’effondrement et de renaitre de ses cendres, de jouer de l’inactuel sans s’y enfermer tout à fait, de tisser du continu avec du discontinu qui relève d’un art narratif très éprouvé. C’est un art à façon, poli par l’usage comme on le dit d’un galet. Et c’est cette expérience narrative elle-même que l’on sent et qui opère d’une façon réconfortante et réjouissante. En des temps si troublés, l’art de Bristol a une valeur non échangeable : il est, comme le disait Walter Benjamin à propos du narrateur et des contes pour enfants, « de bon conseil ». Jean Echenoz a bien raison de nous glisser ainsi sa carte de visite.