Beau travail que cette édition de l’œuvre du poète lituanien Oscar Vladislas de Lubicz-Milosz (1877-1939), rassemblée en un énorme volume, la première depuis celle, légendaire, d’André Silvaire qui l’a fait connaître à la génération d’après-guerre : quatorze titres, égrenés de 1957 à 1990, par cet éditeur dont le nom restera inséparable de son auteur, et qu’à la fin du siècle dernier on pouvait encore voir travailler au fond de son échoppe parisienne du 20, rue Domat, d’où se dégageait un mystérieux magnétisme.
Très différente est la présente édition qui reprend la plupart des ouvrages publiés par Milosz de son vivant, la poésie, le roman, les drames, l’œuvre mystico-philosophique, enfin le travail de traduction sur les contes lituaniens, cela en suivant dans la mesure du possible la chronologie des publications. Organisation complexe. Comme Milosz, à partir de 1915, reprenait des poèmes déjà publiés en ajoutant des inédits, pour ne pas gonfler démesurément le volume, les poèmes figurant dans les éditions antérieures ne sont signalés que par leur titre à l’endroit de leur insertion, sauf ceux très modifiés. Des « interludes » de Christophe Langlois, études et mises en perspective, servent d’entractes dans ce magma en fusion.
Avec une abondante documentation, dont une remarquable biographie signée Olivier Piveteau, une iconographie, d’importantes annexes, un dossier « Lithuanies » (Milosz utilise toujours le h historique du Grand-Duché, tombé après la guerre), une quarantaine de lettres, des témoignages de contemporains, un glossaire, etc., Christophe Langlois et Olivier Piveteau nous offrent une œuvre-vie, un peu à l’image de ce qu’avait conçu en 1991 Alain Borer pour Rimbaud : la patiente reconstitution d’une vie au milieu de toute la vie. Milosz le solitaire, replacé dans son temps, et tel qu’il pensait, voulait son œuvre. Il y a fort à parier que les lecteurs de l’édition Silvaire se procureront également celle-ci : soulevant des voiles, loin de désenchanter les mystères d’une œuvre unique, elle les attise.
Cette édition écarte ce que Milosz n’a pas publié lui-même. Essentiellement, le Cahier déchiré (des poèmes écrits avant 1896, caricaturalement symbolistes, dans le « fanatisme néoromantique » de sa jeunesse, déchirés par lui et récupérés par un ami de lycée, Rolland Boris), mais surtout les fragments du second roman, Les Zborowski, reconstitués en 1982 par Silvaire sur des copies et des brouillons. Milosz l’a envoyé en juin 1914 à son éditeur belge (Figuière), il ne sera jamais retrouvé dans la désorganisation qui suit l’été. Milosz semble ne pas s’en être préoccupé : le 14 décembre de la même année, il a la révélation de l’amour mystique qui va devenir le cœur de sa création. Silvaire suppose que, Les Zborowski étant « plus proche de la confession que de l’autobiographie », « sa transparence pouvait le gêner ». Dans cet état, le roman ressemble à un rêve, lacunaire au réveil, un trésor pour la compréhension de l’homme. Les Zborowski ne figure ici que par six extraits dans le dossier « Lithuanies ».
À cette exception près, on suit pas à pas l’œuvre et l’homme emportés dans le même mouvement. Il n’aurait pas désapprouvé, lui qui dès 1914 pressentait (il en était fier) que le mouvement unifie et même fait exister l’ensemble matière-temps-espace. Une spirale autour de ses conflits avec lui-même qui s’achève par l’image d’un Milosz réunifié, occupé à nourrir les oiseaux, sifflant du Wagner pour appeler la population ailée au Boulingrin de Fontainebleau, peut-être ce qu’il y a de plus stupéfiant dans cette vie si longtemps torturée par son mal-être et ses paradoxes.
Car tout est paradoxe chez lui – même physiquement, son visage si sensible et cependant aux durs méplats anguleux. D’abord, de quel pays est-il ? On le dit aujourd’hui poète français d’origine lituanienne. Il est devenu lituanien comme il est devenu français… Son père naît en 1838 à Vilnius, alors rattaché depuis quarante ans à l’Empire russe. Sa mère, née en 1844, vient d’une petite ville du sud de l’actuelle Pologne, alors sous administration russe. Lui-même naît en 1877 sujet du tsar Alexandre II, aux confins de l’Empire, à Czereïa (Chereya), actuellement en Biélorussie, un bourg très chagallien – Chagall a vu le jour une centaine de kilomètres à l’est dans un autre shtetl, Liozna : on est là au cœur du mythique Grand-Duché de Lithuanie, avec ses villages peuplés de chrétiens et de juifs plus misérables les uns que les autres – peut-être pour cela rivaux. Démantelé et écartelé au XVIIIe siècle entre ses voisins, le Grand-Duché dans sa plus grande extension occupait toute l’Europe centrale de la Baltique à la mer Noire, Pologne, Lituanie, Ukraine, Russie, Moldavie… pays aux multiples peuples, aux multiples langues, qui tangue, gonfle et dégonfle avec les conflits et les traités.
Milosz enfant rêve les héros de l’antique Grand-Duché, se fait chevalier, roi de Pologne et Grand-Duc de Lithuanie… il parle polonais, langue de la noblesse dans ces marges de l’Empire, et aussi russe, allemand et français. À douze ans, ses parents l’emmènent faire ses études à Paris. Il revient chaque année à Czereïa passer les vacances dans la solitude de la grande maison, de ses jardins et de ses parcs, si souvent évoqués, invoqués, où il réfugie ses rêves. Jeune homme, il voyage en Europe, revient en 1902 passer trois ans à Czereïa, peut-être pour des questions de succession. D’où se sent-il en vérité ? Il écrit en 1904 à son ami Gauss : « Moi qui n’ai jamais regretté une minute ma patrie, la Pologne, je suis depuis deux ans torturé par la nostalgie de Paris et de la France ».
En France, quand la guerre éclate, il songe à s’engager sous la bannière du tsar, dont il dépend. Les tribulations de l’histoire et sa connaissance des langues amènent ce Polono-Russe à être le premier représentant en France de l’État lituanien qui renaît jeune république en 1919, et à négocier avec le gouvernement français sa reconnaissance. À plus de quarante ans, il apprend le lituanien.
Les immenses domaines (12 000 ha rien que pour celui de Czereïa) acquis par sa famille au début du XIXe siècle, à la suite semble-t-il d’un passe-passe d’écriture, et qu’il a hérités de son père, ayant été confisqués par la Révolution, de grand propriétaire terrien il devient tributaire de son traitement de diplomate – ce n’est sûrement pas la misère mais la gêne, nouvelle pour lui, et il a dû méditer sur le Livre de Job. En 1926, après des déménagements successifs, il vit dans une mansarde d’hôtel près des Champs-Élysées, jusqu’à sa retraite en 1938. Il meurt l’année suivante dans une charmante petite maison qu’il a achetée à Fontainebleau, près de la forêt peuplée de ses chers oiseaux. En 1931, il a obtenu sa naturalisation française, demandée l’année précédente. Reste que toute l’œuvre est infusée de « la contrée étrange, voilée, vaporeuse, murmurante », le paradis perdu de son enfance.
Mais, premier paradoxe, premier mal-être, ce grand seigneur orgueilleux de son nom, de lignée royale selon les légendes familiales, est le fils unique né hors mariage du riche Vladislas Milosz et d’une jeune fille pauvre et juive. Double mésalliance pour la famille : toute l’Europe centrale où se concentraient les juifs chassés de Russie et des monarchies occidentales était gangrenée d’antisémitisme. On sait ce que cela donnera l’été 1941 lors de l’avancée des Einsatzgruppen, aidés, sinon précédés, des nervis du cru. En 1905 déjà, Milosz, effrayé par les pogroms allumés partout dans l’Empire russe, avait fui Czereïa. On l’avait « pris pour un juif », a-t-il dit. Mais s’était-il reconnu juif ? Il vit plus ou moins consciemment dans sa chair les haines qui empoisonnent l’Europe. Ses parents ne se marieront qu’en France, quand Oscar, alors élève au lycée Janson-de-Sailly, a déjà quinze ans, « la tragédie de [sa] vie ».
Milosz admire son père, grand voyageur, féru de science, don Juan fantasque, haut en couleur ; en même temps, il lui en veut de son mariage, et d’avoir par sa naissance à lui taché son blason et vicié un sang qu’il veut princier. Adolescent, à Paris, leurs rapports sont difficiles. Vladislas est violent et malade. Il finira fou dans un asile. L’image complexe du père court dans l’œuvre – les Scènes de Don Juan lui doivent quelque chose. Lui, il se sent « inavouable », et double, partagé entre une sensibilité qu’il croit tenir de sa mère et un culte de l’action, de la force même, qu’il tiendrait de ses origines chevaleresques. On peut méditer sur ce passage des Zborowski, qui met en scène la rivalité de deux demi-frères, Édouard et Henry, ce dernier né d’une mère juive : « en matière de salutation matinale, dit Henry, Édouard me saluait de ce mot “Juif” […]. À ce gracieux salut je répondais invariablement par ces mots “oui, mais ni Caïn ni Judas” ». Édouard le rude seigneur et Henry le faible poète, deux faces de son Janus intérieur. « À tous mes écrits je retrouve cette même marque fâcheuse d’une collaboration entre frères ennemis ».
Il semble, d’après ses lettres, avoir méprisé et détesté sa famille maternelle. Cependant, après son bac en 1896, il étudie l’épigraphie hébraïque à l’école du Louvre – l’hébreu que son grand-père maternel enseignait à Varsovie. Sa mère, il la fuit. « Sa tendresse matérialiste et incompréhensive m’importunait… » (en 1928, à Jonas Grinius), « elle me poursuivait partout de sa douce tendresse de mère juive, c’était insupportable » (en 1934, à Czeslaw Milosz). En 1924, pourtant, il écrit à Christian Gauss : « Je dois reconnaître, d’ailleurs, que le sang hébraïque apporté dans ma famille par ma mère (une bien terrible créature, mais qui a su, par son calme et sa force de caractère, atténuer les terribles effets que la démence de mon père aurait pu avoir dans l’histoire de ma vie) est pour quelque chose dans ma poésie et ma métaphysique. C’est peut-être cet étrange mélange du sang royal de mes ancêtres paternels et du sang biblique de mes ancêtres maternels qui a produit la poésie et la pensée d’Ars Magna ». Incroyable hommage, quand on sait pour quel aboutissement de son chemin spirituel il tenait Ars Magna. Sa mère meurt à Varsovie en 1926. Si elle avait vécu ne serait-ce qu’une décennie de plus, que se serait-il passé pour elle, et qu’aurait pensé Milosz ?
Pendant quarante ans, la haine de soi fera la trame de sa poésie, jusqu’à Nihumîm, où les réconciliations semblent accomplies. Il a alors accepté la plus douloureuse, celle avec l’amour, alpha et oméga de son parcours vital, depuis ses déchirements jusqu’à son assomption. Dans son enfance, rien d’original, il s’invente une compagne de solitude, la Lalie, Lélia, Lyanthe (lys-fleur) des poèmes, que des admirateurs dans un pèlerinage sur ses traces en 1976 croient avoir identifiée avec une centenaire vivant à Czereïa… Plus tard, empêtré dans la vision alors dominante de la femme, madone ou menteuse adorée et traîtresse, l’amour lui est une occasion de s’auto-déchirer. Il se met dans la peau d’un Don Juan sadomasochiste et il ne fait pas bon alors être une femme aimée dans l’œuvre de Milosz. Elle trahit, et le héros l’enchaîne et la torture dans une cave – Lola, dans les Scènes de Don Juan (1906). Ou il l’abandonne à son sort dans un bouge – Clarice, héroïne de la très symboliste Amoureuse Initiation (1906), roman dont le dernier tableau est une partouze sardanapalesque qui referme la quête de l’amour.
Longtemps, il désespère d’incarner sa sylphide. Il l’incarnera pourtant en 1909 dans la nièce de Heinrich Heine, rencontrée à Venise, Emma von Heine-Geldern (Emmy). Il a trente-deux ans, elle dix-neuf. Amour partagé ? On ne sait. Il se sépare d’elle pour un motif obscur, « grâce aux philtres malfaisants de ma Mère », écrit-il à Gauss en 1911. Mais, en 1922, dans la Confession de Lemuel :
Je me séparai d’elle – qui par l’œuvre de mainte année
Était devenue mon enfant, dans ce long corridor d’hôtel,
Et maintenant – quel froid coupe mon âme en deux : –
J’étais seul dans ma chambre allemande et je savais
Que de l’autre côté du mur, cette chose dormait
Pour la dernière fois à trois pas de ma vie
Et que sans me revoir, au petit jour
Elle s’en irait – si enfant, si enfant
Vers la vaste, froide, vide vie.
Silence
En moi l’obéissance envers moi-même
était plus forte que tout.
Emma se marie peu après avec « un simili-or ». Il se rend à Vienne en 1913 pour lui remettre la Symphonie de septembre, « le plus beau poème de ce monde » (à Léon Vogt).
Seul devant les glaciers muets de la vieillesse ! seul
Avec l’écho d’un nom ! et la peur du jour et la peur de la nuit
Comme deux sœurs réconciliées dans le malheur
Debout sur le pont du sommeil se font signe, se font signe !
Et comme au fond du lac obscur la pauvre pierre […]
Ainsi repose au plus triste du cœur,
Dans le limon dormant du souvenir, le lourd amour.
La séparation d’avec Emma laisse partout dans l’œuvre ses éclats – coupants. Il donnera à l’héroïne des Zborowski, enjeu entre les deux demi-frères, le prénom d’Emmy, puis très étrangement le surcharge, le remplace par celui de Clarice, la femme fatale de l’Amoureuse Initiation. Il écrit Miguel Mañara où l’épouse aimée meurt, laissant la place à Dieu. L’amour mystique sera désormais l’oméga de son système métaphysique, l’assomption d’Ars Magna.
Rencontrée en 1915, Renée de Brimont devient sa lectrice, sa confidente, son âme sœur, son amour platonique, qu’il nomme Renaissance, sous ce nom dédicataire de l’Épitre à Storge, son testament métaphysique. « Renée à toi que j’ai aimée sept ans sans que tu le saches… », lui écrit-il le 27 mai 1923, jour de ses quarante-six ans. Est-ce par fidélité à Renée de Brimont ou à lui-même qu’en 1925, quand Jeanne Vogt, veuve de son ami Léon, s’offre, il se dérobe. L’amour, clé de sa métaphysique, restera sublime.
« Toute destinée vraiment grande est, dès cette vie, un sacrifice » (Les Arcanes)
À partir de 1929, il se consacre surtout à ses traductions-recréations des contes lituaniens où s’exerce une malice assez gaillarde, à ses travaux exégétiques, il déchiffre l’Apocalypse, vaticine… « Tu penses sans doute que je suis fou, hein », dira-t-il à son « neveu » Czeslaw Milosz, qui vint le voir à Fontainebleau en 1934 – lointain neveu, c’est l’arrière-arrière-petit-fils du frère de son arrière-grand-père.
Il meurt en mars 1939, juste avant le conflit mondial qu’il avait prédit. Il laisse une œuvre protéiforme, fascinante, avec sa violence, sa sensualité, sa puissance d’évocation, d’un romantisme d’abord morbide à la Carl Caspar Friedrich, entre désespoir et ironie – Apollinaire, lors d’un entretien à la parution des Sept Solitudes en 1906, citera Grincement de dents, au lyrisme sarcastique, qui se termine ainsi :
Et puis vous savez je suis si distrait ! – J’ai
Oublié de jeter moi dans le Vésuve.
Sa poésie est d’un conteur, envoûtante, une voix off dans la nuit, avec des refrains, des échos, des leitmotive, des répétitions comme des résonances en forêt, doublant les rimes, et les allitérations, les finales réitérées en une musique qui s’éloigne, les sortilèges aussi de l’onomastique… Milosz nous ensorcelle de mots et de noms venus d’ailleurs – ce qui le rapproche en effet d’Apollinaire, son contemporain de trois ans plus jeune, un double presque, lui aussi à la filiation compliquée, dont la mère venait d’un bourg russe, actuellement en Biélorussie, pas très loin de Czereïa.
Si à part, si intemporel qu’il paraisse, Milosz n’est pas étranger aux évolutions de son temps. Abandonnant l’alexandrin du Cahier déchiré, dès Le Poème des décadences (1899) il plie le vers à sa musique intérieure. Le très baudelairien Milosz a médité Verlaine. C’est un virtuose des rythmes impairs. Onze syllabes pour Lofoten, qui contribuent à l’atmosphère brumeuse, crépusculaire, de ce poème, un des plus cités :
Tous les morts sont ivres de pluie vieille et sale
Au cimetière étrange de Lofoten
L’horloge du dégel tictaque lointaine
Au cœur des cercueils pauvres de Lofoten.
Et grâce aux trous creusés par le noir printemps
les corbeaux sont gras de froide chair humaine ;
Et grâce au maigre vent à la voix d’enfant
Le sommeil est doux aux morts de Lofoten
D’autres poèmes jouent à alterner treize et neuf syllabes (« Et surtout que Demain n’apprenne pas où je suis… »). Tout en gardant les rimes et une certaine régularité, le vers peut s’allonger démesurément (seize syllabes pour La Reine Karomama), d’autant plus profond et musical, comme s’allongent les ombres dans les pays du Nord. Puis, parallèlement à l’écriture des trois drames en versets, Miguel Mañara, Méphiboseth et Saül de Tarse qui préfigurent l’expérience mystique de décembre 1914 (il s’agacera qu’on le compare à Claudel), sa poésie se libère de tout souci de forme. Elle se déploie dans sa plénitude, Les Symphonies, Nihumîm, Adramandoni, La Confession de Lemuel, etc., jusqu’au Psaume de l’étoile du matin achevé en 1936, tout de contemplation et d’adoration, une suite de proférations trouées de pauses bibliques marquées par le « Selah » davidien, comme l’espace est un continuum troué de vides. Ou l’inverse : un vide troué d’îlots lumineux. Christophe Langlois et Olivier Piveteau ont voulu que ce soit ce poème qui achève leur édition.