La durée de vie d’un mensonge d’État dépend-elle de la qualité des personnes tuées dans un lieu lointain ? Suffit-il de crier à la mutinerie pour fabriquer une histoire destinée à couvrir un massacre ? L’historienne Armelle Mabon reprend le fil de l’archive pour démonter cette machinerie.
Je me souviens de trois étudiants de sociologie sénégalais à Paris 8 Vincennes-Saint-Denis qui, lors du démarrage d’un cours sur la généalogie chez Michel Foucault, en janvier 2008, me demandèrent s’ils pouvaient prendre la parole quinze minutes pour expliquer à leurs camarades la revendication relative à leurs grands-parents : qu’ils soient reconnus « morts pour la France » afin que leurs descendants soient indemnisés et qu’eux soient reconnus comme victimes de la violence de l’État français. Et de raconter la tuerie qui eut lieu dans le fort de Thiaroye. Il est de tradition à l’université de s’ouvrir à ces demandes. Ce fut une petite bombe. La stupeur se mêlait à l’incompréhension. Tirailleurs sénégalais ? Retour au pays des Maliens, Congolais, Guinéens, Soudanais durant les deux guerres mondiales ? Les grands-parents venaient du pays de Bobo, du pays de Marka ? Ils avaient vingt-deux ans tout au plus. Ils imposaient le silence. Après le cours, je devais alors me rapprocher de l’un d’eux – Saliou Ngom (qui deviendra chercheur à l’université Cheikh Anta Diop à Dakar) – pour essayer de saisir les éléments d’intelligence de cette tuerie, entendre l’exposé des événements de mémoire, la revendication et la mobilisation à venir. À défaut d’autres sources, cet exposé m’avait laissé incertain.
Chaque soir depuis le mois d’octobre 2024, le décompte apparait à l’écran de la chaine RTS1 du Sénégal, pour annoncer la commémoration du quatre-vingtième anniversaire du massacre de Thiaroye, dans la proche banlieue de Dakar, ces soldats fusillés dont on sait si peu. Il s’est passé quelque chose, dit-on depuis des décennies. Ça s’est passé, mais quoi, et qui fabrique cette histoire ? Combien de temps faut-il pour donner forme à une plainte insistante ? 25, 252, 345, 400 tués suffisent-ils à garder le silence ?
Archives introuvables ? L’État français restera fuyant malgré le soulèvement des écrivains, des intellectuels et des artistes. À la dérobée, le secret militaire sera ébréché par un poème (Aube africaine, de Keïta Fodéba) en 1965 puis par une pièce de théâtre (Thiaroye, terre rouge, de Boubacar Boris Diop) en 1980, sans compter les documentaires des années 1970, pour finir par le film d’Ousmane Sembène, ancien « tirailleur sénégalais », et Thierno Faty Sow, Camp de Thiaroye, tourné en 1988, et, après dix années d’interdiction en France, enfin diffusé en 1998 ! Il faudra attendre trente-six ans pour sa projection à Cannes, en 2024.
Le massacre de Thiaroye est le « fardeau de l’historienne » Armelle Mabon, qui méticuleusement cherche les entrées de ces archives dissimulées, des papiers d’exécution intraduisibles « en l’état », dit-elle. Son ouvrage est une protestation qui reprend le fil de cet ensemble incroyable de parades, subterfuges, interdits, de cette invention d’une légende, celle d’une mutinerie des soldats, couplée à de petits mensonges au fil des versions. L’auteure dresse un réquisitoire sans appel et, sur les traces du livre de Sonia Combe Archives interdites, pointe un à un les documents égarés, les dossiers manquants, les pièces disloquées (pour dire que les feuillets se seraient envolés), les refus de retransmettre.
Devant ce mur du silence, Armelle Mabon va au vif des questions. Quels furent les ordres exactement donnés par le général Dagnan le 30 novembre ou dans la nuit du 30 novembre au 1er décembre ? Qui a tiré sur les tirailleurs, et quel a été le déroulement exact, entre 6 heures et 9 heures du matin ? Quel est exactement le nombre de tirailleurs tués, leurs noms, et où sont leurs sépultures ? Quel rôle les autorités de Paris – jusqu’au chef du gouvernement provisoire – ont-elles joué dans la prise de décision ? Où se tient le cadastre du charnier, des fosses communes contenant les centaines de corps disparus ?
Depuis 2015, à la suite du discours prononcé le 30 novembre 2014 par le président Hollande à Thiaroye, un premier transfert d’archives numérisées de la France vers le Sénégal a eu lieu. Un nouveau transfert a été annoncé en décembre 2016. De quelles archives s’agit-il exactement ? Contiennent-elles les documents sur le massacre, les noms des tirailleurs, les lieux de sépulture, les bilans des soldes de captivité des ex-prisonniers de 1944 ? Et que sait-on du nombre d’hommes rapatriés sur les territoires français de l’Afrique subsaharienne ? Ils étaient au départ quatre cent trente mille durant cette période, dont près de cinquante mille sont envoyés en métropole. Comment s’est organisée la chaine des retours ? Où sont les pièces matriculaires avant embarquement ? Puisque le recrutement est constant durant ces années de guerre, le renouvellement au sein des unités est incessant, les rapatriements se font par vagues. Les retours sont confus et chaotiques. Le doute plane sur le nombre réel de rapatriés, et les jeux d’écriture seraient là pour masquer les disparus.
Ce livre est indispensable pour casser les maillons du silence pesant sur les martyrs de Thiaroye. Il fait partie d’une longue chaine d’interrogations que l’État français pourrait lever durant la commémoration de ce 80e anniversaire. Rendant ainsi justice à ces hommes originaires de l’Afrique occidentale française (AOF) qui simplement réclamaient le paiement de leur solde.
L’arrivée au pouvoir d’une nouvelle équipe Sonko-Faye affirme cette volonté de faire la lumière sur cet événement, un bras de fer avec la France qui, comme la question des noms de rues de Dakar, celle de la statue Faidherbe de Saint-Louis, s’inscrit dans une ère de rupture dans les relations avec l’ancienne métropole.
P.-S. Le président sénégalais Bassirou Diomaye Faye a annoncé jeudi 28 novembre qu’Emmanuel Macron avait reconnu dans une lettre un « massacre » commis par les forces coloniales françaises en 1944.