À Saint-Pétersbourg même (devenu en 1914 Petrograd), c’est dans le palais de son enfance et de sa famille que Valentin Zoubov (1884-1969) fonde et installe, de sa propre initiative, un Institut d’histoire de l’art qu’il réussit à imposer au nouveau pouvoir russe. Ses souvenirs forment un étonnant récit qui montre une force morale individuelle contrecarrer l’impitoyable force politique du bolchevisme.
Le comte Valentin Zoubov maîtrise parfaitement cinq langues : russe (sa langue natale), allemand, français, italien et anglais. Il écrit et fait paraître ses souvenirs sans autre prétention que de faire œuvre de témoin, d’abord en allemand, puis en russe, enfin en français. Ici, l’éditeur a choisi la version la plus complète et la plus aboutie : celle en allemand, traduite dans notre langue pour les besoins de cette édition.
Peut-être connaîtrons-nous un jour la version française de Zoubov. Était-elle destinée à un éditeur ou bien ne présentait-elle que l’ébauche ou un résumé, une récapitulation pour mémoire de son travail ? Toujours est-il que Valentin Zoubov garde à nos yeux l’âme, aujourd’hui encore combien précieuse, d’un témoin et quel témoin : venu d’une très haute aristocratie cultivée et cosmopolite. Sans un reproche pour la révolution en son principe.
Zoubov se défie d’ailleurs de toute politique comme de la peste, mais il sait en tenir compte et naviguer et manœuvrer dans les intolérances et leurs soucis bien connus de destruction, la politique n’en finissant jamais de s’obstiner à tarir les sources de la vie et à considérer si peu la beauté comme son « beau souci » (Valery Larbaud) : on l’apprend encore aujourd’hui. Larbaud restera toujours loin des gens qui opèrent en barbarie. Zoubov le rejoint pour ainsi dire. C’est un indispensable état d’être au monde pour parvenir à l’aimer.
En quelque sorte, Zoubov y était prêt : un soir de mai 1914, à Paris, il apprend d’un ami que le monde va entrer « dans une période de barbarie qui durera des décennies ». Inutile d’en scruter la fin. Quelle importance ? Le seul désir achève déjà le mal avant qu’il ne commence. Nous savons ici, avec le témoignage de Valentin Zoubov, que la culture peut aider à vivre et qu’elle demeure un poteau indicateur sûr. Il suffit d’y apporter son sentiment et sa force de vie. Ainsi, dans le contexte d’aujourd’hui, le témoignage de Valentin Zoubov est un précieux rappel. Ne sont perdants que ceux qui veulent bien se perdre et multiplient à qui mieux mieux les intolérances.
La vie n’est plus seulement un poisson dans l’eau des profondeurs temporelles et intemporelles, mais apparaît bien dans une nasse tressée et lancée par les hommes. Zoubov ne s’y attarde pas outre mesure : il saisit l’occasion de récapituler et de rappeler les trésors oubliés, menacés ou encore enfouis. Il lui faut chercher. Il nous invite à l’accompagner et à faire de même. Ne pas perdre de vue et garder la culture. La politique ne constitue pas le samovar de son thé : seulement l’art russe. Et l’art d’approcher et d’aimer les hommes sans juger des opinions. On retiendra le très beau portrait du Grand-Duc Michel, frère de Nicolas II. Michel ne s’intéressait nullement à la politique : on l’y intéressa en l’assassinant.
Zoubov a ses détestations humaines : particulièrement, Kerenski en ses sinuosités et ses lâchetés. Il compose inévitablement mais volontiers avec Anatole Lounatcharski, bolchevik, homme de culture et de tolérance, dont l’influence dans son propre parti reste soigneusement délimitée et encadrée par celui-ci. N’importe : Zoubov en tirera habilement ce qu’il peut. Les écrits de Lounatcharski sur l’art et la littérature sont à redécouvrir (ils existent en français). Lounatcharski mourra en 1933 à Menton où, dans une sorte de demi-exil officiel, il tentait de se soigner.
La révolution bolchevique est là pour rappeler et se rappeler parfois à elle-même, en matière d’art, les limites des méthodes politiques expéditives ou bien savamment lentes dont elle use. Dans le propre palais de sa famille, où il réussit à revenir s’installer, Valentin Zoubov fonde l’Institut d’histoire de l’art qu’il impose à Lounatcharski : « Bref, j’ai pu garder nos espaces privés, ce qui était très rare à l’époque ; j’avais ma salle de bains et je souffrais moins du froid que la plupart des habitants de la ville, même si à l’intérieur je gardais en hiver ma fourrure sur les épaules. Mais la plus grande récompense de tous mes combats, c’étaient mes élèves et les collaborateurs qui m’entouraient. Nous formions une grande famille et, dans ces temps de deuil et de famine, l’Institut était un havre d’humanité où se maintenait la vie de l’esprit. On s’entraidait, on se soutenait, l’Institut était une oasis dans un désert spirituel dont l’aridité était désespérante. »
Bibliothèque, travaux de recherche, salles de cours, conférences… rien ne manque. À l’extérieur, on se bat. Au milieu de la guerre civile et des affrontements inter-révolutionnaires, la culture élevait ses brisants. L’Institut existe toujours aujourd’hui. Et toujours dans le palais pétersbourgeois des Zoubov. Son travail de sauvetage accompli, Zoubov se retire et s’exile (1925), et meurt à Paris dans un petit appartement, square du Mont-Blanc. Alors « l’Institut comptait un millier d’étudiants et une centaine de professeurs, maîtres de conférences et collaborateurs scientifiques ».
Une entreprise de sauvetage passionnante à lire sous le modeste titre Souvenirs de la Révolution russe (1917-1925). Et, comme de coutume aux éditions Claire Paulhan, un travail de présentation et d’illustration particulièrement soigné. Une lecture qui est une fête des yeux et de l’esprit. Elle porte en outre le nécessaire répons des cultures au sein même des barbaries politiques et de leurs incantations d’intolérance qui aiment tant à se faire écho. Toute mesure étant excellente, il faut lire Zoubov, non pour échapper au monde mais pour l’aimer.