L’écrivaine franco-zimbabwéenne Lucy Mushita publie un livre étonnant qui aborde, au travers de l’expérience de l’expatriation, le racisme ordinaire et sa bêtise. Expat blues fait de l’humour non seulement un moyen de le dénoncer et le ridiculiser mais surtout un outil de résistance d’une incroyable efficacité. Elle évoque pour EaN le projet de ce livre, le choix de l’écriture en français, ses filiations littéraires et ce que peut la littérature pour comprendre le monde.
Dans la nouvelle donnée à l’ouvrage collectif Ce qu’ils font est juste (2017), vous avez raconté l’histoire, se déroulant en 1984, d’un expat au sens ordinaire du terme, un jeune Français chargé d’introduire le fromage de chèvre au Zimbabwe. Et vous y désignez les expats comme « une tribu élue, très sélective et admirée ». En quoi la narratrice d’Expat blues est-elle une « expat » à sa manière ?
L’histoire racontée dans la nouvelle se passe juste après l’indépendance du Zimbabwe : c’étaient des personnes qui travaillaient pour les ONG, les Nations unies et autres, qui vivaient dans de grandes maisons avec piscine, qui avaient des employés pour le travail domestique, qui conduisaient de gros 4/4… et pourtant très très jeunes en général. Je n’avais jamais vu ça. Et quand je me suis renseignée pour savoir ce que c’était qu’un expatrié, on m’a dit que c’était quelqu’un qui avait quitté son chez-lui pour aller vivre dans un autre pays. Donc, quand j’ai quitté mon pays pour m’établir en France, j’étais une expatriée. C’est là qu’on me regardait : « Toi, une expatriée ?! » Ça ne passait pas. Et j’ai compris peu à peu qu’en fait les expatriés, c’étaient des gens du monde occidental qui se rendaient dans ce qu’on appelait le tiers-monde. Quand on se les représentait, on voyait un Blanc, pas un Noir, à moins qu’il ne s’agisse d’un Noir américain. On m’a fait comprendre que si l’on n’est pas blanc et qu’on ne vient pas d’un pays occidental, on n’est pas « expatrié ». Le premier titre de mon livre était Immigrant blues. Mais c’est deux poids, deux mesures, non ? Soit on a décidé d’aller vivre ailleurs parce qu’on a voulu le faire, soit on est immigré parce qu’on a été obligé de partir. Moi, aucun évènement ne m’a forcée à partir. C’est un jeu de mots qui provoque un peu pour faire réfléchir : quand on vient du « tiers-monde », ce n’est pas forcément parce qu’il y a la guerre ou la famine. Ça peut être pour faire des études, ou juste par curiosité.
Le deuxième mot du titre, c’est « blues ». La narratrice dit : « Il nous faut inventer un nouveau mot, pour décrire ce sentiment contradictoire dans lequel nous nous sentons coupables en sachant très bien que nous sommes innocents d’une situation malsaine qui nous implique et nous complique la vie. » Et c’est l’une des grandes forces de votre livre que de faire partager ce sentiment au lecteur.
Il n’existe pas de mot pour ce sentiment, que les femmes connaissent aussi, je crois : une espèce de honte, de culpabilité. Quand un homme dans la rue te fait une remarque sur ta robe trop ajustée. Quand je vais dans une parfumerie pour acheter un cadeau parce que je suis invitée, et tout de suite la patronne fait signe qu’on me suive. Je sais que je n’ai rien à me reprocher, mais en même temps j’ai honte d’être surveillée comme ça. Pareil quand tu passes une frontière et qu’on ne fouille que toi. On te met à part, on te suspecte d’un crime que tu n’as pas commis. C’est l’acceptation d’un système qui ne devrait pas exister. C’est une espèce de mise en scène dont personne ne serait seul responsable. Ou alors un peu tout le monde à la fois. Alors il y a cette gêne pour laquelle il n’y a pas de mot, en tout cas en anglais ou en français : ce sentiment de culpabilité bien qu’on sache parfaitement qu’on n’a rien fait.
Vous dépeignez le racisme systémique comme un dispositif de mise en scène.
Oui. C’est une pièce de théâtre sans metteur en scène et sans public qui ait payé pour y assister. Mais on va la jouer quand même. Alors de toutes ces situations mises bout à bout résulte un « Immigrant blues ».
La narratrice poursuit : « Suis fatiguée. Je veux faire dodo ! » Est-ce qu’avec ce livre il s’agissait de se décharger de ce blues en le retournant à l’envoyeur ? À plusieurs reprises, on voit que non seulement il faut se coltiner le racisme, mais aussi ce que Maboula Soumahoro appelle la charge raciale dans son ensemble. La narratrice doit encore consoler, rassurer ses amies blanches, horrifiées par le racisme auquel elle est exposée.
Au départ, écrire constituait une forme de thérapie. En même temps, les situations étaient parfois tellement cocasses ! Alors, de retour chez moi, je me reposais un peu ou je me faisais une tasse de thé. Et puis je passais à l’écriture. L’écriture permet de se mettre à la place de l’autre, pour tenter de comprendre ce que la personne perçoit, pense, pourquoi elle a dit telle ou telle chose, d’où cela vient… Il s’agissait d’expliquer mais aussi de montrer à mes amies ce que moi je vis tous les jours. Pour qu’elles comprennent d’où je viens, et aussi pourquoi je ne me fâche pas à tous les coups. Quand une Française blanche se fait regarder de travers dans un magasin, elle va protester et ça va finir en engueulade. Moi, si j’essaie, on ne m’opposera aucun argument logique. On me jettera directement : « Retourne en Afrique ! » Et l’affaire sera réglée, on ne m’aura même pas écoutée. Je sais que ce n’est pas la peine. Et puis je n’ai pas envie de perdre mon temps avec des gens racistes à ce point (qui ne sont donc pas des lumières), ni de me faire menacer physiquement, comme ça arrive facilement dans ces cas-là.
Dans son livre dialogué avec Yara El-Ghadban, Les racistes n’ont jamais vu la mer (2022), Rodney Saint-Éloi écrit : « Peut-être qu’il est temps pour les Blancs d’écouter. En silence. Et de réapprendre l’histoire. D’autres histoires. De la bouche des autres. » Qu’attendez-vous de vos lecteurs ?
De réfléchir. Dans les années 1980-1990, il y a eu en Angleterre Zadie Smith et Salman Rushdie, ce qu’on a appelé « The Empire writes back », l’Empire réplique. En France, la littérature sur le tiers-monde est longtemps restée l’apanage de l’Occidental censé détenir la vérité. On dit que l’Histoire est toujours écrite par le vainqueur. Donc, on a écrit ce qu’on voulait entendre, ce qui nous a arrangés. Je ne connais pas, en France, de livres écrits par des colons qui expliquent comment on a pillé, comment on a violé, comment on a coupé les mains des enfants au Congo pour encourager les parents à récolter plus de caoutchouc. Quelque part, les clichés du Noir benêt, resté près de la terre, ça marche parce que c’est valorisant. C’est la même chose à la télévision. On ne se demande pas pourquoi ces petits enfants souffrent de malnutrition, si c’était déjà le cas avant la colonisation. Parce que l’Histoire commence quand ça nous arrange. Et donc j’aimerais bien qu’on réfléchisse, parce que je sais que si j’étais née en France je verrais aussi le monde à travers ces récits. C’est tout de même dommage qu’on ne voie jamais, dans les documentaires, de gens de la classe moyenne en Afrique qui vivent de manière ordinaire : qui se lèvent pour aller travailler en déposant leurs enfants à l’école, qui vont les voir jouer au foot et organisent des barbecues le week-end.
C’est comme ça que, venant du Zimbabwe, pays peu connu en France parce que ce n’est pas une ancienne colonie française, j’étais censée, aux yeux de mes interlocuteurs, avoir fui la guerre, la misère ou la famine. Et puis l’Afrique, quand on est en Europe, c’est un seul pays, où tout le monde est pareil et mange la même chose, comme je le raconte dans mon livre à propos du tilapia. C’est de l’ignorance plus que de la malveillance. Mais réfléchissez avant de venir me dire comment ça se passe chez moi. L’Afrique qui a été décrite au XVIIIe et au XIXe siècle n’existe plus, pas plus que la France de Maupassant.
Peut-être est-ce une forme de déni chez moi, mais en vous lisant, étant donné que la plupart des scènes se passent en Lorraine, j’ai pensé que ce racisme avait un côté provincial, territorial, enclavé. Et pourtant, dans l’un des derniers chapitres, la narratrice déclare chérir « [s]on nid douillet, [s]on doudou, [s]a belle Lorraine ».
Je ne sais pas si c’est provincial. Ce sont des populations qui n’ont jamais vraiment bougé en tout cas. On a toujours vécu chez soi, avec les siens, il y a eu peu de migrations. Quand je suis arrivée à Nancy, il y avait très peu de Noirs. C’est une fois que les écoles d’ingénieurs se sont développées que des étudiants sont venus d’un peu partout. Or, ce qu’on ne connaît pas nous fait peur. C’est la peur de l’autre qui joue, je ne crois pas que ce soit particulier à la Lorraine. Ces situations burlesques, je les ai aussi vécues ailleurs, à la campagne par exemple, lors d’un mariage à l’église, avec un vieux prêtre qui s’est mis à compter les Noirs dans l’assistance pendant son sermon. Je riais tellement que j’ai dû sortir. Ce n’était pas méchant, c’est de la méconnaissance.
L’humour est omniprésent dans Expat blues, une sorte de stand-up littéraire hilarant, avec un petit théâtre déployé dans chaque chapitre et le for intérieur de la narratrice en contrepoint. Le livre débute en 1986, montrant une jeune femme lost in translation à la clinique où elle vient de donner naissance à son premier enfant. À la fin, on la retrouve quelques décennies plus tard, bien installée en Lorraine, menant ses activités de sportive et de professeure mais toujours en butte à des attitudes racistes. Comment êtes-vous parvenue à en rire quand même ?
Chez moi, on dit « It’s better to laugh than cry » : mieux vaut en rire qu’en pleurer. C’est le cas de cette femme certainement dérangée qui me frappait par derrière à coups de sac dans la rue près de Beaubourg, parce qu’« il y a trop d’Africains ». On ne peut que rire quand on m’imagine avec cette planche achetée à Leroy Merlin sur la tête, en train de presser le pas devant une vieille qui me poursuit en me tapant dessus obstinément avec son sac. On a peut-être de la peine pour cette mémé un peu cinglée, mais on rit parce que la situation est drôle. J’écrivais les chapitres peu de temps après ce qui m’était arrivé. Parfois, quand je relisais plus tard, on aurait dit du Shakespeare. C’était du théâtre nature, vraiment nature. Je me disais que si je racontais ça à quelqu’un, on ne me croirait jamais. Parce que souvent c’est trop, comme par exemple le coup du « fromage noble » chez la crémière.
J’ai grandi en Rhodésie, sous l’apartheid. La loi établissait une hiérarchie entre quatre groupes : les Blancs, les Asiatiques, les métis, les Noirs. Je me souviens de mon père racontant les histoires d’antan, des histoires de racisme. Et on riait, on riait ! parce que c’était trop. Il faut dire que mon père était un vrai clown, imitant les accents et tout ça. Et on était morts de rire. Mais après, tu te dis que ce n’était quand même pas drôle. C’est un rire salvateur, un rire de survie, pour évacuer la tension.
Mon grand-père maternel, lui, avait tellement tellement peur des Blancs ! Parce qu’à l’âge de treize ou quatorze ans, des Blancs étaient venus au village et l’avaient pris pour travailler à la construction du chemin de fer. On accusait un garçon d’être passé là où il n’avait pas le droit de passer, on l’arrêtait, et après, l’exécution de la peine consistait à aller poser les rails du chemin de fer. Donc il a disparu et puis il est revenu au bout de trois ans. Il n’a jamais parlé de ce qu’on lui avait fait, on n’a jamais su comment il s’était échappé. Mais il en avait gardé une peur bleue des Blancs. Alors, comme il était plutôt casse-pieds, parfois ma mère et ses belles-sœurs lui faisaient croire : « Les Blancs arrivent ! ». Et lui, il partait vite se cacher chez un cousin qui habitait plus loin. À l’époque, je trouvais ça drôle. En grandissant, j’ai compris pourquoi il avait peur et que ce n’était pas drôle. Mais il fallait vivre avec ça. Comme on ne pouvait pas pleurer tous les jours, on en riait.
Vous avez publié deux livres très différents : un roman classique en anglais, Chinongwa, paru en 2008 en Afrique du Sud et traduit en français en 2012 (Actes Sud), qui se déroule il y a un siècle environ en Afrique australe, et Expat blues, que vous avez écrit en français. Quelle relation existe-t-il entre ces deux ouvrages ?
J’ai commencé à écrire Chinongwa alors que, de retour en France après un séjour aux États-Unis, j’avais besoin d’occuper mes méninges car je ne pouvais pas travailler. Or il y avait cette histoire d’une femme de mon village quand j’étais petite. Considérée comme une mauvaise femme, elle était mise à l’écart. Un jour, j’ai entendu deux commères parler d’elle et, quand j’ai voulu mettre mon grain de sel, l’une d’elles s’est retournée et m’a dit : « Si tu répètes ce que tu as entendu, je vais te laver la bouche avec du savon ! » À partir de ce moment-là, j’ai essayé d’en savoir plus. Je faisais semblant de jouer et j’écoutais. Plus tard, en France, j’ai voulu écrire cette histoire pour la comprendre. Et puis j’étais devenue adulte. On ne me chassait plus quand les adultes parlaient, je pouvais poser des questions. J’ai écrit cette histoire sans songer à la publier, jusqu’à ce que des amis me poussent à le faire. Une amie australienne m’a mise en contact avec un éditeur en Afrique du Sud, qui a aussitôt décidé de publier mon manuscrit. C’était inattendu pour moi, parce que je me représentais le monde de façon très cloisonnée : les écrivains d’un côté, les lecteurs de l’autre. Et voilà que je me trouvais entre les deux, alors que je me voyais comme une lectrice de Jane Austen, des sœurs Brontë, de Dickens… les lectures chez nous à l’époque de ma jeunesse. Être publiée en Afrique du Sud, ça restait proche de mon pays. Quand le roman a été traduit en français, je n’étais pas du tout préparée pour la suite. Écrire un second roman me faisait peur, comme d’aller chez le dentiste ! J’ai préféré écrire quelques nouvelles que je faisais lire à des amis. Expat blues a pu se développer durant la période du Covid-19. Grâce à Kidi Bebey, j’ai rejoint un défi d’écriture, le National Novel Writing Month (2020 Nanowrimo), qui m’a imposé d’écrire 1 500 mots par jour pendant un mois. Pour ce qui est de la langue française, j’en rêvais (j’ai été une grande admiratrice de Bernard Pivot) mais jusqu’alors je n’osais pas. Quand le directeur des éditions Project’îles, Nassuf Djailani, par ailleurs poète et journaliste, m’a questionnée sur ce que j’écrivais, je lui ai exposé le propos et ça l’a beaucoup fait rire. C’est comme ça que je me suis lancée, en relisant et en retravaillant mes textes.