Peut-on aborder l’histoire de la famille Freud en faisant un roman ? La psychanalyse est-elle romanesque ? En écrivant ce livre, Isabelle Pandazopoulos répond par l’affirmative, et réussit son roman avec brio.
Elle se concentre sur la vie d’Anna Freud, la dernière fille de Sigmund Freud, longtemps sous-estimée, marginalisée, une femme décidée dont le portrait enveloppe toute la famille. Car l’histoire ne manque pas de rebondissements. La romancière nous introduit dans des situations réellement vécues, elle met en scène des personnages historiques comme on le fait au théâtre, et nous entrons dans le territoire freudien où tout est récit. Difficile d’en sortir.
Racontée à la première personne par une jeune garde malade fauchée qui attend dans le froid Martha Freud, sa future patronne, la saga de la famille Freud étreint le lecteur sans le lâcher. Anna agonise, prise par une maladie qui ressemble à la tuberculose, à Londres, en 1946, sept ans après la mort de son père. Selon sa mère, Azraël, l’ange de la mort, rôde. Aussi invente-t-elle un stratagème pour le tromper, elle l’explique à la jeune garde malade : « c’est vous qui serez cette Anna Freud qu’Azraël viendra chercher, pour lui montrer qu’elle se porte bien, tandis que cette femme, au fond de son lit, la mourante, ce sera quelqu’un comme vous, une malheureuse que l’on aurait ramassée dans la rue par charité ». Elle devra « l’induire en erreur », « comme ça, Azraël vient pour quelqu’un qui n’est pas là. Et il retourne d’où il est venu ». La jeune femme sans nom accepte. Elle sait à peine qui sont les Freud, ils ne se connaissent pas. Elle voit Anna et elles intervertissent leurs identités. C’est le jeu. Anna se calme malgré la fièvre et l’appel de la mort. Elle ne meurt pas. Elle raconte des moments de sa vie à la nouvelle Anna.
On entre dans un récit apparemment désordonné, sinueux, sans chronologie, qui passe d’une maison à l’autre. On ne sait pas toujours qui parle, Anna Freud ou cette jeune garde malade qui l’écoute. On l’oublie. Plusieurs fois, elle s’interroge : « on m’avait embauchée pour n’être qu’un fantôme et c’est l’inverse qui se produisait ». Son histoire s’installe dans l’histoire de la famille Freud.
Le premier personnage à entrer en scène – nous passons de Londres à Vienne, de 1946 à 1921 – est l’extraordinaire Lou Andreas Salomé, accueillie pour quelques semaines chez Freud qui l’avait formée à la psychanalyse. La narratrice campe une belle femme âgée de soixante ans, venue goûter l’art de vivre à la viennoise, « toute à la joie de retrouver enfin son mentor ». Femme indépendante, elle avait été « l’intime de Nietzsche et de Rilke et les avait quittés, leur préférant sa liberté, toujours en quête d’une autre passion, d’une autre surprise, de ce qui maintiendrait sa curiosité en éveil ». Elle brille et se raconte au dîner devant les Freud. Et elle remarque Anna. « Sa façon d’être là, sans fausses manières, si gauche et embarrassée d’elle-même, la bouleversa. La jeune femme avait l’air d’une fleur encore en bouton, recroquevillée sur elle-même, si fripée qu’on pouvait la croire presque fanée. » Elle l’écoute et va lui chercher, pour le lui offrir, le dernier livre de Rilke, recopié à la main, Élégies de Duino. Anna passe la nuit à le lire plusieurs fois. Une amitié naît, s’intensifie durant tout le séjour de Lou. La jeune femme de vingt ans lui montre ses textes, Lou est touchée, la comprend. Lorsqu’elles se séparent, elle lui dit, en marchant sous la neige, de se faire accepter dans la Société de psychanalyse : « Anna, tu vas écrire sans leur demander la permission, sinon ils vont continuer à ne pas te voir, à t’ignorer, à te mépriser. » Elles se quittent après une étreinte ambigüe. Lou, comprend-on, devient pour la vie une grande inspiration d’Anna.
Une autre rencontre commence sous le sceau du secret, celle avec Dorothy Burlingham. Elles se croisent dans une salle d’attente à Vienne, Dorothy se querelle avec son fils ainé, Anna vient, elle est prise par « son regard qui brule d’une intensité folle, de cette intensité particulière, fébrile, où conduit l’épuisement ». Elles se rapprochent. Isabelle Pandazopoulos construit au fil des pages un personnage complexe, aux désirs inavoués, celle qui devient la principale amie – amoureuse ? amante ? – d’Anna. Leur relation tiendra jusqu’à la fin de leurs vies. Devenues toutes les deux psychanalystes après avoir été analysées par Freud, elle se spécialiseront dans l’analyse des enfants. Opposées aux théories de Mélanie Klein qu’Anna affronte très tôt, elles fondent à Vienne puis à Londres des maisons d’enfants et dirigent ensemble une clinique spécialisée.
Dès leur rencontre, la caractérisation de leur relation est difficile pour Anna, car elle n’accepte pas l’homosexualité. Quand bien même elle serait explicite quand elles se retrouvent dans la même baignoire ou se promènent seules avec leur chien, chaque fois Anna est prise par une joie inhabituelle dont elle ne veut pas parler. Pas même à son père avec qui elle est en analyse. « Non pas qu’elle tînt à lui cacher ce qu’elle éprouvait, à garder ça pour elle. Peut-être n’osait elle pas le dire à voix haute. À peine se l’avouer. » Elle décide en fait de ne rien dire à personne. « Jamais. […] Jusqu’au dernier jour de sa vie. »
En ce temps-là, l’homosexualité était plus que taboue, pas même acceptée par la Société de psychanalyse où Ernest Jones, dès 1921, s’était battu pour l’interdire. Freud s’y était pourtant opposé, ne voyant pas dans l’homosexualité une perversion. Il n’empêche, pour certains de leurs collègues, Anna et Dorothy, qui s’affichaient comme des amies et non des lesbiennes, ne pouvaient être que « deux vieilles filles inoffensives sans désirs, sans corps, à peine de la tendresse. À peine », résume Isabelle Pandazopoulos.
L’autre grand amour d’Anna, celui qu’elle manifeste tôt et conquiert dans sa famille, est celui de son père. Longtemps Sigmund Freud a préféré sa fille ainée, Sophie, qui a succombé à la grippe espagnole. Leur rapprochement, notamment après ses deux analyses, devient de plus en plus évident. Au centre du roman apparaît alors, en plusieurs tableaux, une chronique de ce bel amour réciproque entre un père et sa fille, le père prenant de plus en plus conscience de la valeur intellectuelle d’Anna au point de la désigner, dans son testament, comme unique héritière gardienne de son œuvre. Au grand dépit de son entourage.
Les chapitres consacrés au départ de Vienne, au voyage et à l’installation à Londres sont de ce point de vue particulièrement émouvants. Tout est organisé grâce à la princesse Marie Bonaparte (également psychanalyste) qui dispose d’un important réseau diplomatique pour obtenir les visas de la famille et échapper aux nazis autrichiens qui se font menaçants (ses quatre sœurs, qui n’ont pu sortir malgré les efforts de Freud, ont été assassinées en 1942). Anna ne quitte pas des yeux son père qui souffre depuis des années d’un douloureux cancer à la mâchoire, de nombreuses interventions chirurgicales et surtout d’une lourde prothèse insupportable. Et l’on suit le vieil homme âgé de quatre-vingt-deux ans dans son long périple, en train en 1938, à travers l’Europe pré-nazie. À quoi pense-t-il, lui qui a détecté une aspiration profonde de l’humanité à la souffrance ? Qui la voit orientée vers une pulsion autodestructrice ?
Ainsi, la mise en roman de situations clés – bien d’autres auraient pu être citées – les fait sortir de l’anecdotique, fait réfléchir sur cette histoire. On n’oubliera pas non plus la narratrice, double de la romancière, cette jeune garde malade inventée en 1946. Isabelle Pandazopoulos fait d’elle une amie d’Anna jusqu’à la fin, à Londres en 1982. Lorsqu’elle voit une dernière fois la fille de Freud observer, étonnée et curieuse, deux jeunes femmes punks s’embrasser dans un parc, elle se dit en souriant que « peut-être la vie fait mal quand on s’apprête à la quitter ».
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