Une vieille dame est victime d’un accident cérébral qui la laisse à ce point handicapée que les médecins tiennent pour nulles ses chances de survie. Sa fille, la romancière Julia Deck, ne peut admettre ce pronostic désespéré et fait tout son possible pour qu’elle utilise au mieux les capacités que lui a laissées la perte de son côté droit. Dans Ann d’Angleterre, il n’y a pas de miracle, mais quand même un retour à la vie.
Le nouveau livre de Julia Deck se présente comme un roman dont l’alternance des chapitres est aussi celle des chronologies. Il est tentant de voir là une autofiction même si ce qui est écrit ne paraît guère fictif. D’une part, sont racontées les difficultés actuelles que rencontre une personne qui ne se résout pas à abandonner sa mère octogénaire à un mouroir. Des dates précises sont mentionnées, certaines très proches, comme le résultat de la présidentielle de 2022. Les noms des hôpitaux sont masqués, ceux des EHPAD remplacés par une description des lieux. En revanche, apparaissent les noms de médecins dont le portrait n’est pas excessivement flatteur. Supposons que telle est la part du fictif dans ce « roman ». La plupart des chapitres consacrés au comportement du personnel médical, des assistantes sociales, des responsables d’EHPAD, des psys, dressent un tableau ravageur de l’état actuel d’une gériatrie dont l’obsession est de se débarrasser du poids que représentent les personnes âgées très dépendantes, à moins qu’elle ne soit de faire passer leurs familles au tiroir-caisse. Tout cet aspect du livre vaut largement par sa dimension de témoignage.
Les autres chapitres, alternatifs donc, racontent selon l’ordre chronologique ce que fut la vie de cette vieille dame, et d’abord celle de ses ancêtres, tous ouvriers et épouses d’ouvriers. De génération en génération, ils ont perpétué une existence de prolétaires dans une petite ville du nord de l’Angleterre devenue, lors de la naissance d’Ann en 1937, un « immense complexe industriel où l’on fabrique des nitrates synthétiques utiles tant pour les engrais que pour les explosifs ». Cela requiert la construction d’une « centrale électrique, d’une usine, des infrastructures, des bureaux ». On « raffine du pétrole, on fabrique du goudron, du ciment, du plastique, du polyester, du nylon, des colorants ». Au début des années 1930, la société Imperial Chemical Industries emploie dix mille personnes dans ce qui n’était au début du siècle qu’un bourg rural de quelques centaines d’habitants. Tous les hommes de la famille d’Ann travaillent pour l’ICI – les hommes et pas les femmes. Les autoriser à travailler serait déchoir, et la famille tient à sa dignité : pas d’alcool dans la maison ni de jeux de cartes – non plus donc que de femmes au travail. Ils ne vivent pas dans la misère mais dans le monde clos du prolétariat qui n’accède pas à la culture réputée commune.
Animée d’une ferme volonté d’ascension sociale, Ann va franchir les barrières de toutes sortes qui enferment les familles prolétaires. Grâce à sa passion de la lecture, et surtout en osant revendiquer le droit d’une femme à travailler. Il ne sera pas simple de trouver un emploi à hauteur de ses ambitions mais, de l’un à l’autre, elle parvient à quelque chose d’à peu près satisfaisant. Elle vient vivre en France, dont elle parle la langue tout en se mettant à l’espagnol. Elle n’oublie pas sa langue maternelle ni sa famille à qui elle rend visite de temps à autre, attachée qu’elle est à l’univers féminin de sa mère, ses sœurs, nièces, cousines – les prénoms se répétant, le lecteur se perd parfois un peu dans cette famille où les positions relatives peuvent être un peu compliquées, ce qui ouvre la porte à des suppositions dont on ne saura jamais si elles sont fondées.
Parallèlement, Julia Deck raconte ses efforts pour trouver un hébergement convenable pour sa mère, entre avril 2022 et le printemps 2024. L’énergie qu’Ann avait mise pour sortir de sa condition sociale, elle la met maintenant pour rentabiliser au mieux la part de son cerveau encore utilisable. L’étonnant est qu’elle obtient des résultats et parvient à se déplacer seule, certes fragile et bringuebalante. Le diagnostic sans espoir du corps médical est donc réfuté : celle qui était donnée pour quasi morte est revenue à la vie. Si diminuée qu’elle soit, elle tire les bénéfices de son énergie et de celle de sa fille, Julia Deck, qui ne nous cache rien de ses efforts, de ses déceptions, des perturbations de sa propre santé que tout cela occasionne. Le lecteur est réconforté par cet éloge implicite de l’énergie et sait gré à la romancière de ce pas de côté qui l’éloigne moins que l’on croirait de sa veine romanesque.
On comprend aisément que cette autrice que l’on connaissait comme romancière ait pu souhaiter raconter le retour à la vie de sa mère. Il est effectivement enthousiasmant que la force de l’énergie puisse aboutir à pareil résultat. Mais cette reconquête s’est faite aussi contre les avis unanimes du corps médical et des institutions socio-médicales. Tout cela méritait d’être dit, comme ce qu‘a pu ressentir cette fille soucieuse de sauver au moins la dignité de sa mère. Il était donc logique que figurent dans un tel ouvrage des dates récentes et des noms propres, illustres ou vaguement dissimulés sous des pseudonymes éloquents.
On est donc devant un livre qui se refuse le caractère de roman. Mais les lecteurs assidus des cinq romans publiés précédemment sous le même nom d’auteur ne seront pas dupes. Ils auront rapidement constaté que certains des traits propres aux romans de Julia Deck, qui contribuent à leur charme, se retrouvent dans ce non-roman. Il n’y a certes pas d’intrigue au sens où le lecteur de Viviane Élisabeth Fauville (Minuit, 2012) désire savoir, comme l’héroïne elle-même, si celle-ci sera identifiée comme l’assassin du psychanalyste retrouvé poignardé. Mais il y a tout de même un suspense aussi : qu’adviendra-t-il de cette vieille femme victime d’un grave AVC et condamnée par la Faculté ? A-t-elle des chances sérieuses de voir son état s’améliorer sensiblement ? On peut tenir la réalisation de l’improbable pour un des privilèges de la fiction.
Ce n’est pas le plus troublant. Un des traits les plus remarquables des livres de Julia Deck est leur minutieuse inscription dans l’actualité que chacun connaît : les Gilets jaunes, la présidence Macron, les personnalités de la télévision, la différence entre Monoprix et Lidl. Il ne s’agit pas de faire des chroniques des années récentes, mais de parler de la réalité française actuelle, d’habiter notre temps, sans se contenter d’une vision tranchée de l’existence. On dit banalement « la France des banlieues » comme si la formule s’appliquait à une réalité homogène. Mais la banlieue des classes moyennes décrite dans Propriété privée a peu en commun avec celle où réside le grand homme de son précédent roman, Monument national. Tous ces traits caractéristiques de la manière de Julia Deck se retrouvent aussi dans Ann d’Angleterre. Roman ou pas, c’est bien un même écrivain.