Le roman d’un bâtisseur

Imaginons qu’un réalisateur décide d’adapter le dernier et grand roman de Mathieu Larnaudie. Il aurait face à lui un producteur disposant de fonds à la traçabilité suspecte, issus du monde entier et blanchis. Professionnel, celui-ci l’interrogerait pour savoir où situer les premières images du film. Plusieurs possibilités s’offriraient au réalisateur.

Mathieu Larnaudie | Trash Vortex. Actes Sud, 436 p., 23 €

Il pourrait situer les premières images sur une île, que dis-je, une île au carré, en Nouvelle-Zélande, là où commence Trash Vortex. Mais il pourrait chahuter l’ordre des séquences romanesques et commencer au cœur des monts Altaï, en pays kazakh, entre l’Europe et l’Asie, préférant un autre type de lointain : terre, guerre, évasion (essentiellement fiscale). Ces deux possibilités disent la vastitude du territoire que traverse le roman de Mathieu Larnaudie, la variété, l’étendue géographique que l’écrivain embrasse. L’horizontalité est même si présente dans Trash Vortex que le lecteur risque d’oublier que Galilée fut condamné pour avoir dit que la terre était ronde. Plus loin, il faudra revenir sur l’impression d’horizontalité qui naît de la prose de Mathieu Larnaudie : le mouvement profond de sa phrase, les mouvements, au sens musical, qui s’y enchaînent. 

Mais revenons à notre réalisateur, parce qu’il pourrait mettre en valeur la verticalité, corrélat de cette horizontalité. S’il était équipé d’une caméra amphibie, il pourrait donc plonger dans l’eau et situer le début de son film au fond des océans, là où se forment des tourbillons d’ordures, rebut de notre consommation quotidienne, ce que l’on nomme vortex, ou gyre de déchets, ou soupe plastique : l’écrivain en a fait non seulement le cœur de son roman mais aussi le titre, associant librement franglais et latin pour signifier l’horreur du phénomène, le suicide qu’il représente, l’irresponsabilité dont il est le produit. Un de ses romans précédents se nommait Les effondrés (Actes Sud, 2010). Celui-ci ne se contente pas de montrer la catastrophe ni d’en référer à l’Apocalypse, il y intègre le désir de panser la Terre, de « prendre soin » d’elle, formule qu’il égratigne au passage. 

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Plus loin, je reviendrai sur l’impression d’horizontalité qui naît de la prose de Mathieu Larnaudie : le mouvement profond de sa phrase, les mouvements, au sens musical, qui s’y enchaînent. 

Inversement, la verticalité fuse vers le ciel, vers les cieux. Elle est dans le roman aussi, notamment en la présence de Notre-Dame dont la flèche a brûlé. À ses pieds baguenaudent une foule de touristes filmant « une Marie-Antoinette et un Charlot en rollers slalomant entre des gobelets de plastique jaune et rose alignés ». C’est extraordinaire, on dirait la description de l’ouverture des jeux Olympiques. Mélange des genres, kitsch et couleurs criardes, décapitation cool. On est prié de ne point rappeler que le tout fut sponsorisé par l’homme le plus riche de France.

Dans le roman de Mathieu Larnaudie, l’homme est une femme : elle se nomme Madame et le film pourrait commencer dans son salon, au cœur d’une Europe industrielle et férue d’art, au milieu d’une livrée d’hommes de main et de sbires. Eugénie Valier, c’est son nom, dite la Valier, a des états d’âme, si bien qu’elle a décidé de s’en prendre aux vortex de déchets et de les éliminer. Pour ce faire, elle a créé une fondation, et vise à établir un philanstère (génial néologisme) ainsi qu’un Humanistolab. Elle hésite entre don, dépense dont le sens viendrait de la gratuité du geste, sentiment que tout est foutu.

Mathieu Larnaudie, Trash Vortex
Vivid island © CC-BY-2.0/Neville Wootton/Flickr

Le personnage serait inspiré par la personne de Liliane Bettencourt, dit-on, c’est assez vraisemblable, de même que le personnage de Malo serait inspiré par Alexandre Benalla. Mais le roman de Mathieu Larnaudie n’est pas un roman à clés, c’est vraiment le réduire et le comprimer que de le présenter ainsi. Il a une ambition et une ampleur qui le font s’en aller ailleurs, plus loin et plus haut que dans notre Hexagone. La notion d’échelle y est palpable, sensible, elle ouvre d’autres portes. Le phrasé de l’écrivain n’a rien du repli ni de l’économie.

Au contraire, il se déploie, nous l’avons déjà signalé, suivant un réseau de personnages savamment reliés, et suivant de longues, très longues périodes au fil desquelles s’enchâssent des propositions, des subordonnées, des cascades de participes présents et passés… Les écrivains ne sont pas si nombreux à maîtriser les nuances entre les modes et pouvoir se permettre d’utiliser le subjonctif imparfait sans donner l’impression de crâner ou d’être précieux. On se glisse dans la prose de Larnaudie avec aise, parfois avec stupeur, en s’accordant des pauses et en goûtant les excroissances délirantes de sa plume-pensée. On note de subtiles variations de ton, de points de vue, de registres. L’affreuse expression « femmes inspirantes », moquée, côtoie un terme emprunté à la théologie, « transsubstantiation », déformé sciemment par l’auteur, inconsciemment par son personnage. 

Le rire est aussi ce qui donne de l’élan à cette écriture, l’art d’avancer entre sérieux, catastrophisme, dérision et angoisse. Vous y reconnaîtrez la houppe blond peroxydé d’un milliardaire prêt à se réfugier dans un bunker doré en cas de fin du monde ; ou la face siliconée et transformée en un « bloc de pommettes hypertrophiées » du tyran P.… (vous apprécierez l’usage de ce mot, « tyran », qui n’est pas exactement synonyme de « dictateur » ni d’« autocrate » ; « tyran » se rapporte à un autre héritage, à une cruauté plus orgueilleuse). Vous y repérerez aussi l’écrivain/artiste « qui peut passer des heures à s’échiner sur un détail qu’aucun regardeur ne remarquera, du poète hésitant sur une simple virgule ». À quoi bon, effet ? Vous réfléchirez, beaucoup, au sens de l’art, de l’ancien et du contemporain ; à la peur ; au temps ; à la finitude à laquelle même les plus puissants se heurtent ; à l’espoir.

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Enfin, vous remarquerez que le motif de l’île revient souvent. L’île de l’hypra-bourgeoisie prévoyant de s’abriter en cas de collapse planétaire ; l’île de l’utopie, ou de la contre-utopie, dont l’image plane au-dessus de Trash Vortex ; les « Atlantides de polymères » formées par nos déchets ; l’île qu’est l’individu, la solitude en 2024 (« les jeunes ne baisent plus », affirme un sondage de Télérama par l’écrivain rapporté) ; l’archipel sur lequel a été bâti Venise, dernier espace du roman.

Alors, peut-être vous réjouirez-vous des hasards de l’actualité éditoriale puisque, en même temps que Trash Vortex, reparaît Île de Porto Rico, un court essai de la philosophe espagnole María Zambrano (aux éditions de L’Éclat). Elle y donne une merveilleuse définition de l’île, qui jette une autre lumière sur le roman : « L’île, écrivait-elle au XXe siècle, nous paraît être le reliquat de quelque chose, la trace d’un monde meilleur, d’une innocence perdue ; le siège de quelque chose d’incorruptible qui est resté là, pour que quelques bienheureux le découvrent. »