Une nouvelle réappropriation française de la culture américaine du XXe siècle : Mathieu Larnaudie consacre son nouveau roman à l’actrice hollywoodienne au destin sombre, incarnée par Jessica Lange dans le film Frances il y a une trentaine d’années, Frances Farmer.
Mathieu Larnaudie, Notre désir est sans remède, Actes Sud, 240 p., 19,30 €
J’adore Los Angeles, visiblement Mathieu Larnaudie aussi. Je dis « visiblement » parce qu’à travers sa prose dense et sensuelle, on voit la lumière aveuglante qui frappe les vitres de voitures garées sur Sunset Boulevard ainsi que les devantures de coffee shops, de bars et de motels. On ressent l’odeur d’armoises et de sapins balayée par le vent lorsque l’on descend le chemin solitaire et sinueux de Mulholland Drive vers Malibu. Larnaudie amène son lecteur au cœur de l’univers des premiers décennies de l’industrie cinématographique, quand les films étaient encore fabriqués par des êtres humains à fort caractère, et non par des avocats, des agents et des sociétés multinationales s’appuyant sur des sondages et des études de marketing.
Surtout, l’écriture de Larnaudie dégage une énergie et une passion qui entraînent le lecteur dans son sillage tel un coquillage surfant sur une vague au large de Santa Monica. Elle fonctionne le plus souvent par procédé d’accumulation, comme si elle doutait de sa propre capacité à convaincre, et donc cherchait à multiplier les preuves en faveur de son argumentation :
« Il avait simplement prononcé cela en un murmure étouffé (pas même un murmure) : plutôt un filet de respiration, modulé pour insuffler un tout petit peu de sens dans l’air ainsi exhalé) et, plus qu’une vraie interrogation, ç’avait été une sorte de nouvelle précaution, l’assurance que ses gesticulations entravées n’avaient pas troublé le sommeil de Frances, qu’il avait réussi à ne pas la déranger dans ce monde obscur et secret où il ne comptait sans doute pour rien et qui lui échapperait toujours, dont il ne savait pas quelles forces et quelles images le peuplaient, que de toute façon nul autre qu’elle même ne pourrait connaitre – si tant est, déjà, qu’on puisse le connaître soi-même, ce cœur noir, ce noyau brut, inextinguible et dérobé qui est au-dedans de nous – et où elle était maintenant profondément plongée, et paisible. »
Cette longue phrase, narrée du point de vue de Clifford Odets, amant de Frances Farmer, dramaturge et scénariste affilié au Group Theatre dans les années 30, résume en quelque sorte l’attitude de l’auteur par rapport à son sujet : l’actrice serait fondamentalement inconnaissable, objet de fascination et de désir, autant pour sa beauté et son talent que pour sa folie. L’auteur se livre alors à un éloge poétique, écrit dans un langage pudique et hiératique non-dépourvu d’une certaine rage. On la ressent dès l’entrée en matière : « La lumière n’exauce pas les corps, elle les massacre. » Selon cette lecture, les stars du cinéma, agressées par les spots, sont comme du bétail, de la chair à broyer.
Dans cette vision manichéenne, les producteurs sont forcément des sadiques, d’où le portrait de Samuel Goldwyn, employeur pingre et cruel dont l’apparence physique est de surcroît peu ragoutante : « Il tire de sa poche un mouchoir blanc plié en quatre (ses initiales y sont aussi, brodées de bleu marine, dans un coin) avec lequel il essuie son front dégarni avant de rajuster son chapeau, son borsalino de gangster assorti à son costume impeccable taillé de gangster et à sa cravate en soie claire de gangster. » Gangster ? Ce n’est pas l’impression que l’on avait du producteur en lisant la belle biographie écrite par A. Scott Berg, qui met en avant l’élan assimilateur de Goldwyn, et dont les photographies donnent l’image d’un homme qui, à l’instar de beaucoup d’immigrants, cherchait à s’habiller comme un aristocrate anglais et à échapper à ses origines.
Et Mathieu Larnaudie, où se situe-t-il par rapport aux siennes ? Dans ce roman, l’auteur et éditeur français, né à Blois en 1977, se cache derrière un narrateur « neutre. » Rien ne confirme explicitement notre hypothèse, énoncée dans un précédent article sur les Rétro-fictions, pour expliquer la fascination exercée sur les romanciers français contemporains par la scène culturelle de New York et de Los Angeles du milieu du siècle précédent. Larnaudie, tels ses confrères, trouve-t-il dans ce moment historique les origines de la culture dominante en France à l’époque de la mondialisation ? Le titre de son roman – « notre » désir — laisse entrevoir qu’un Français du XXIe siècle pourrait se sentir personnellement concerné par l’évolution des mass média des années 30 aux Etats-Unis.
Du coup, la « francité » du narrateur s’exprime à travers sa maîtrise de la langue française et sa volonté de la parsemer de termes américains, histoire non seulement de transmettre un goût « exotique », mais de faire sentir au lecteur hexagonal l’ampleur de l’aliénation portée par la culture hollywoodienne. Hélas, ce mépris de l’Amérique n’est jamais franchement assumé, l’auteur préférant revendiquer son attitude « objective » et cartésienne. Sur la quatrième de couverture on lit alors : « En évoquant le destin de cette femme dont seul le corps aura été considéré – sublimé par les chefs op, admiré par les fans, contraint par la justice, brisé par la médecine –, Mathieu Larnaudie, qui attaque (comme on le dirait d’un acide) le réel par la fiction pour donner à penser le contemporain, livre une réflexion politique sur l’image et l’individu. »
Une réflexion politique ? Vraiment ? En effet, le personnage de Frances Farmer est peu présent dans un roman qui abonde de portraits de son entourage — pas forcément son entourage proche – dont Goldwyn, Odets ou le directeur de l’hôpital psychiatrique où elle sera internée. Mais surtout, Notre désir est sans remède se construit à partir d’un portrait de l’Amérique, de sa géographie, de ses industries, de ses guerres, de ses médias. Le motif principal du film Frances ainsi que de l’autobiographie de l’actrice, où celle-ci serait victime d’une mère jalouse, ambitieuse et dominatrice, n’y figure pas. Et pour cause : l’Amérique entière doit être tenue pour responsable de la déchéance de cette femme fragile et rebelle !
Quelle serait alors la nature de « notre » désir, celui des lecteurs francophones de Mathieu Larnaudie ? Est-ce de violer la star américaine, au sens figuré, à l’instar des producteurs des années 30, ou au sens propre, tels les aides-infirmiers à l’hôpital psychiatrique ? Ou sommes-nous plutôt, nous aussi, des « victimes » de l’Amérique, dans la mesure où nous la regardons tétanisés pendant qu’elle nous viole ?