L’or, l’eau et le feu

Mémoires sauvées de l’eau fait l’histoire d’Oroville, agglomération à la croisée de l’exploitation de l’or et de l’eau en Californie du Nord, puis des mégafeux du XXIe siècle. Entrelaçant les péripéties vécues par ses personnages avec celles de la terre, de ses éléments naturels, historiques et industriels, Nina Leger s’inscrit dans une tendance actuelle du roman. Comme, par exemple, Pas d’éclair sans tonnerre de Jérémie Gindre, Ici, la Béringie de Jérémie Brugidou ou Hors gel d’Emmanuelle Salasc, Mémoires sauvées de l’eau est une franche réussite qui raconte des êtres humains en même temps que leur environnement.

Nina Leger | Mémoires sauvées de l’eau. Gallimard, 320 p., 21,50 €

À travers des thèmes très divers, le roman fait le récit de l’élan pionnier, impétuosité brutale vite transformée en industrie impitoyable. Mais si des milliers de prospecteurs arrachent des tonnes d’or aux vallées californiennes, si, à coups de barrages, des rivières sont changées en « escalier électrique », et l’eau transportée du Nord au Sud de l’État pour vaincre « l’impudence des déserts », Nina Leger n’écrit pas une épopée mais une « histoire-panier ». Entre ironie et mélancolie, elle narre les effets de la colonisation sur les peuples autochtones, sur les animaux – en l’occurrence les saumons –, et évoque l’héritage intellectuel laissé par cette évolution.

L’intrigue commence le 24 janvier 1848, avec la découverte d’or dans l’American River, sur le chantier d’une scierie construite par Johann Sutter, immigrant suisse et grand propriétaire terrien. Parmi ses 150 employés, on compte des « Nisenan et Miwok, habitants des rives du fleuve qu’il a asservis en s’y installant ». Tous les éléments du roman sont déjà en place : l’or et l’eau ; l’entreprise pionnière, cette façon de tirer des richesses de la nature et de développer la présence humaine ; les premiers habitants de la région, qui vont peu à peu en être rayés. Le feu arrivera rapidement avec le grand incendie de San Francisco, ville trop vite construite, suite au tremblement de terre de 1906.

Nina Leger relate avec virtuosité ce bouillonnement : les fortunes bâties en quelques mois, les bateaux abandonnés à quai, les fondations quasi instantanées de Sacramento et d’Oroville, les rivières dont on dompte la sauvagerie d’abord pour l’extraction minière, puis pour l’hydroélectricité. Elle en rend l’élan, l’énergie, mais sur un ton doux-amer qui dit aussi ce qui est détruit, perdu dans cet élan.

L’extermination des Natifs surtout, dont les étapes sont scandées par des articles de l’époque, intercalés entre les chapitres : « C’est ainsi qu’un peuple faible et sans valeur doit disparaître de la surface de ce territoire » (Placer Times, Sacramento, 28 avril 1848) ; « L’homme blanc […] est poussé au désespoir et contraint d’engager une guerre d’extermination » (allocution du gouverneur de Californie, 7 janvier 1851). « On rapporte que la compagnie de Millville est encline à l’extermination et tue sans distinction tous les individus de sang indien […] Nombre d’Indiens domestiqués, qui vivaient en paix depuis des années dans les ranches de l’autre côté de la rivière et ne dérangeaient personne, ont été exécutés » (The Shasta Courier, 17 septembre1864).

Cette transformation du pays se raconte à travers des personnages : Éloi, géologue français, Nicholas, ingénieur électricien, Frank McLaughlin, entrepreneur maladroit terriblement amoureux de sa femme. Et surtout trois garçons qui, tirant à la carabine sur les tuyaux installés par McLaughlin pour détourner le cours de la Feather River, ont cru déclencher le tremblement de terre de San Francisco. Ils peuvent rappeler Tom Sawyer et ses amis ; d’ailleurs, l’un d’eux s’appelle Thomas. Billy est le plus « bête », le plus lent, le plus proche de la nature, excellent pêcheur et photographe amateur. Il fait le lien avec le roman de Richard Brautigan, Mémoires sauvés du vent, évoqué par le choix du titre. Un sentiment de culpabilité né de l’usage d’une arme à feu, le rapport à la nature, le trouble brumeux du passage de l’enfance à l’adolescence, la mélancolie : tout cela rapproche Billy de l’œuvre de l’écrivain qui a vécu dans la région.

Ishi, connu comme le dernier Indien Yahi, avec l’anthropologue Alfred L. Kroeber (1911) © CC0/WikiCommons

Les chapitres contant l’odyssée faussement épique de la conquête alternent avec des lettres et messages audio échangés à l’époque contemporaine entre Thea, sa grand-mère et une de ses amies. Thea mentionne le Camp Fire en 2018 et le Bear Fire en 2020, mégafeux qui ont ravagé les environs ; cette deuxième ligne narrative est un peu le résultat de la première.

On peut préférer le dynamisme des chapitres sur Oroville, au rythme cadencé par des passages à la ligne au milieu des phrases, procédé qui commence à devenir fréquent, mais qui est particulièrement convaincant ici. Si le ton des lettres et des messages est plus plat, il se justifie : le personnage de Thea, comme la Californie soumise au dérèglement climatique dans laquelle elle vit, se trouve dans une impasse.

Habilement, peu à peu, les deux parties se rejoignent car Thea, interrogeant sa grand-mère, remonte dans le passé d’Oroville. Cette grand-mère est en effet l’autrice de science-fiction Ursula K. Le Guin, fille de l’anthropologue Alfred Kroeber et de l’écrivaine Theodora Kroeber. La même Ursula K. Le Guin qui affirmait écrire des « histoires-paniers », loin de l’héroïsme épique.

En 1911, à Oroville, apparut un « Indien sauvage », baptisé par la suite Ishi et supposé être « le dernier des Yahi ». Alfred Kroeber l’installa au Muséum de l’université de Californie où il l’étudia, Theodora écrivit sa biographie. Nina Leger parvient remarquablement à exprimer la solitude d’Ishi. Ainsi que la mélancolie de la disparition d’un peuple, en particulier dans une scène, fondée sur la réalité, où des ingénieurs débusquent par hasard Ishi et ses trois derniers compagnons dans un canyon reculé.

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Thea devient la colocataire et l’amie de Susan, issue du peuple maidu. Leurs discussions, les lettres entre Ursula Le Guin et sa petite-fille, interrogent la relation, une fois les massacres terminés, entre les anthropologues et ceux qu’ils ont étudiés, « ceux qu’on fige ». « Vous voulez toujours faire le récit, fixer les limites de ce qui peut être dit ou pas », critique Susan, stigmatisant « la position de l’anthropologue qui prend et ne donne pas ».

Nina Leger arrive à montrer combien un territoire interagit avec ses habitants, soulignant que la nature précoloniale n’était pas vierge. Les Indiens l’entretenaient, favorisaient la pousse des plantes comestibles, déclenchaient des brûlis contrôlés pour éviter les grands incendies. Ainsi Sutter, « Le premier qui a détourné les eaux a démarré toutes les catastrophes. […] de l’or au feu, c’est le même mouvement de dévoration ».

Dans le roman, la correspondance entre Thea et sa grand-mère s’étend de 2017 à 2023. Or, la véritable Ursula K. Le Guin est morte en 2018. Nina Leger introduit ici une ambiguïté qui redouble celles qu’affrontent ses personnages : Alfred Kroeber a-t-il eu un rôle positif auprès d’Ishi ou pas ? Concernant les massacres, ne s’est-il pas trop cantonné à une réserve scientifique ? Comment Ursula Le Guin elle-même s’est-elle positionnée par rapport à son père ? Quelle attitude les Américains blancs doivent-ils aujourd’hui adopter vis-à-vis des peuples autochtones ? Thea se retrouve en porte-à-faux par rapport à son histoire familiale ; les réponses ne vont pas de soi. Nina Leger les aborde par le roman, un moyen de les approcher sans figer une position.

Composé de multiples pièces de réalité, Mémoires sauvées des eaux arrive à être à la fois une fiction enthousiasmante, avec un véritable intérêt dramatique, et l’évocation mélancolique de l’Occident actuel, poussé à remettre en question aussi bien le volontarisme prométhéen que les bons sentiments éclairés.