Constellucination concourt pour le prix Stanislas du premier roman, il est divisé en « chants » au lieu de simples chapitres, il ne dessine pas sur une centaine de pages un arc narratif reconnaissable, semé de suspens et de conflits, il n’avance pas non plus, alinéa après alinéa, les arguments d’une thèse ; il n’est ni tout à fait un récit, ni tout à fait un essai, ni tout à fait un long poème en prose : il se promène sur un territoire incertain, mal défini, apprécié des amateurs de chose littéraire, où l’on peut espérer voir la littérature prospérer à son aise, en parfaite autonomie.
Louise Bentkowski (metteuse en scène et scénographe selon ses éditeurs, en plus d’assumer le titre toujours déroutant de performeuse) prend soin de définir son écriture, comme projet et comme forme : « Toutes les histoires que je vais écrire ne sont pas tout à fait les miennes et tout à fait les miennes à la fois. Car elles sont abritées par le même ciel, reliées à une autre histoire par une autre histoire et par une autre histoire et par une autre histoire encore. Ce qui fait que chacun de tous ces récits est relié à tous les autres par un certain chemin. Un chemin dont le tracé est marqué par des mots, des cailloux. » Elle annonce avancer « par analogies successives », à la façon d’un marabout-bout de ficelle ; plus loin, elle compare l’acte d’écrire, le sien, à l’acte de « coudre les petits bouts du monde […] glanés dans ce grand patchwork » – un assemblage nommé constellucination.
De nombreuses voix se mêlent à celle de Louise Bentkowski, celles de ses ancêtres, celle de sa parenté, mais aussi celles des livres, des légendes, du dictionnaire, des mythes, des contes inuits et de Tadeusz Kantor. Pour prendre leur élan, les paragraphes débutent fréquemment par « on raconte que », « on dit que », « on m’a dit », ou « j’ai lu », façon d’accomplir des détours, d’instaurer une distance entre soi et soi et de composer son monologue à la manière d’une comédienne, traversée par ses rôles et pourtant bien présente. « Lorsque je parle, je reconnais que ce ne sont pas mes mots qui sortent, tandis que d’autres s’expriment et que c’est dans les leurs que je reconnais les miens échappés. »
Il est bien question de Louise Bentkowski dans le livre de Louise Bentkowski, mais jamais d’un moi unique et envahissant, plutôt nombreux, bien accompagné, étalé de la vallée de l’Indus à la France en passant par « l’Empire austro-hongrois » au gré des exils successifs et d’un lignage compliqué par les traductions, les héritages et les pertes. Ces notes sur l’exil affectant la langue, l’écriture ou les noms font parfois écho aux écrits de Luba Jurgenson (Au lieu du péril), que sépare une génération mais que rassemble un éditeur. En passant d’un pays à l’autre et de marabout à bout de ficelle, Constellucination propose une variation sur le nom : celui de Bentkowski, nom d’une vallée, de Louise, dérivé improbable de Hlodowig, du grand-père Juliusz devenu François, de Louise Michel devenu Enjolras, d’Eunice Kathleen Waymon devenue Nina Simone, des orphelins, des enfants trouvés, des enfants de filles-mères et des esclaves affranchis – ce florilège est l’occasion de digressions sur les thèmes de la famille, de la filiation, de la mort, de la descendance et du deuil : questions déterminantes prenant souvent appui sur deux ou trois syllabes.
Louise Bentkowski invente une figure récurrente, son « arrière-arrière-arrière petit.e enfant », au pronom androgyne : ce personnage fait contrepoids à une généalogie considérable, permet d’ouvrir sur le futur un texte riche de tout un passé, mais vient aussi répondre à un discret désir de fiction – pas pour y trouver un quelconque salut, pour prolonger ce jeu de variations onomastiques, scripturaires et imaginaires. « Le nom qu’on nous donne […] est celui qui va nous définir », affirme Bentkowski, selon qui le nom François donné à son grand-père Juliusz « égale Français » et ne comporte dès lors « plus rien de l’errance ». On peut ne pas être d’accord avec ce déterminisme du nom, et garder espoir dans l’arbitraire du signe, gage de liberté (se prénommer Philippe n’engage pas à l’amour des chevaux). Dans le cas contraire, pour échapper à l’emprise d’un nom véridique, rien ne vaut en effet le recours au mensonge : « Un jour, au bord d’une rivière, dans le profond d’un causse, au fin fond des gorges de la Dourbie, avec une amie nous nous sommes échangé des noms que l’on disait apaches, le mien est “gros-doigt-de-pied” ».
« Je suis en train d’écrire comme on ouvre de vieux cartons dans un grenier d’enfance, ça excite au début et puis très vite, on est dégoûté de tout le fatras qu’on a éparpillé », écrit Louise Bentkowski au chant XVI ; avant d’atteindre ce stade, elle referme son livre par l’évocation d’un rosier nouvellement poussé au fond du jardin de sa tante. La brièveté de ces pages et ce rosier nouveau donnent à Constellucination l’engageante allure d’un prologue.