Une écriture enchantée du monde paysan

Bonne nuit mes doudous a pour cadre un village étranger à la modernité, d’une âpreté magique, à l’atmosphère proche de Giono. Le romancier grec Nikitas M. Papakostas a écrit là un troublant petit chef-d’œuvre.

Nikitas M. Papakostas | Bonne nuit mes doudous. Trad. du grec par Clara Nizzoli. Éditions Do, 72 p., 12,50 €

En 1935, l’antifascisme de Carlo Levi le conduit en résidence surveillée en Lucanie. Il y vit un an parmi des paysans misérables, immergé dans leur temporalité et leurs croyances. Dans Le Christ s’est arrêté à Éboli, l’auteur témoigne des difficultés à pénétrer « ce monde fermé, voilé de noir, fait de sang et de terre, ce monde étranger des paysans, où l’on n’entre pas sans une clé magique ». En lisant Bonne nuit mes doudous, c’est à cet autre texte que l’on pense. Ici, la fiction nous emporte un degré plus loin : pas d’entremise, mais une inscription par l’écriture dans la chair même d’un village imaginaire de la Grèce continentale – autrement insituable dans le temps et l’espace. Papakostas ne commente pas, il reproduit sans en violer le mystère la cohérence fermée d’une communauté, avec un usage des détails qui rappelle la composition d’une mosaïque.

Fenêtre de ferme  pour bonne nuit mes doudous de Nikitas M. Papakostas
Fenêtre d’une ferme © CC BY 2.0/Leonardo Aguiar/Flickr

Bonne nuit mes doudous s’organise en un triptyque dont les titres (« Le mariage », « Les passions », « Le miracle ») évoquent le retable d’une vie de sainte. Traduit à merveille par Clara Nizzoli au passé simple, le texte pose un décor archaïque. Les couloirs des maisons sont faits en poils de chèvre, les humains dorment au-dessus des bêtes, un ours est enchaîné sur la place du village, l’air comme la terre grouillent d’esprits. Des accidents effroyables surviennent – une vieille prend feu, un enfant perd un doigt aux champs – qui sont décrits avec la simplicité lapidaire d’une chose terrestre. Le narrateur, si transparent tout du long, dit seulement que la protagoniste « ne sait pas » qu’elle vit dans une étable. Il y a du Pasolini dans cette société antérieure à la consommation, avec ses paysans pauvres vivant selon leur propre échelle de valeurs.

À peine le livre s’ouvre-t-il que déjà la mort s’y trouve. « Elle » enferme des chatons dans un sac qui finit au fond d’un fossé – éperdue un moment, la chatte oublie finalement sa progéniture. Par cette scène inaugurale, Papakostas nous indique le point de vue animal à adopter pour lire les trois infanticides que commet ensuite Mario, devenue la femme du prêtre. Une même neutralité parcourt le livre, étouffant toute recherche de causalité. Pour fuir les villageois qui veulent l’empêcher de tuer son troisième nouveau-né, elle grimpe dans les montagnes, glisse, et meurt. Par un retournement confus, les villageois lui attribuent alors l’origine d’un miracle, et la rebaptisent « Sainte Blanche ». Mario est au centre mais elle ne cesse de s’en échapper pour devenir un point aveugle.

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« Il y a du Pasolini dans cette société antérieure à la consommation, avec ses paysans pauvres vivant selon leur propre échelle de valeurs. »

Faisant diversion à cette horreur, l’écrivain attire l’attention sur le réseau qu’il tisse entre toutes choses vivantes et mortes de ce lieu d’un seul tenant, empli de correspondances (« les épis jaunes dans la lumière jaune »). Les phrases, simples et le plus souvent courtes, s’emballent à certains instants de fusion entre les équivalences animales, végétales, minérales, humaines. Leur enchaînement figure l’écoulement naturel d’une chose à l’autre : dans la quotidienneté : « le vent, froid, dévalait le versant et se mêlait à l’haleine chaude des gens et des bêtes », comme dans les moments de drame : « Ses yeux s’assombrirent. Les foins se remplirent de sang et d’un doigt coupé. Le temps s’arrêta. La lumière gela, le fleuve et les cigales se turent ».

Couverture de Bonne nuit mes doudous, de Nikitas M. Papakostas

La transcendance religieuse s’oppose à l’immanence païenne, et vient doubler une lutte entre l’homme et la femme. Le prêtre Fotis interprète le comportement de Mario comme animé par le diable, là où la narration évoque plutôt une « œuvre » au service du « génie de la plaine ». Loin d’être idyllique, la terre se montre impitoyable, et désireuse de se venger des hommes. Comme des lucioles qui n’auraient pas encore disparu, les esprits se cachent dans les herbes pour nous épier. Ils sont « assoiffés de sang » et en lutte contre ceux qui recourent à des rituels pour les piéger. Mario fait partie de ce monde magique dans lequel le divin n’a pas sa place. Elle craint l’iconographie religieuse tandis que son attirance pour la terre est toute-puissante, l’exhortant à s’enfoncer dans ces « trous noirs inexplorés » que recèle la vie, « comme les grottes sur les versants ».

Le roman s’y hasarde à sa suite, et l’on ne cesse d’y trébucher sur des fentes, des fissures. Le pas trop lourd de Mario s’avançant en robe de mariée libère les âmes contenues sous la terre. Après sa mort, un séisme ouvre une faille en forme de croix. Toutes ces lignes ouvertes indiquent un débordement du réel, dont les coutures craqueraient faute d’un équilibre trouvé au sein du vivant.

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« Il ne s’agit pas de « découvrir » un folklore étranger mais de faire retour sur nous-mêmes, grâce à un décentrement qui excède la géographie. »

Papakostas nous expulse de son livre aussi brusquement qu’il nous y avait introduits, par un court paragraphe dans « notre » langue, loin des spéculations tant religieuses que païennes de ses habitants. Nous reste l’empreinte d’images neuves, attrapées au vol dans leur plus fébrile intensité, indétachables de l’écosystème narratif qui les a vues naître.

Bonne nuit mes doudous est le deuxième texte grec que font paraître les éditions do – deux superbes premiers romans. Après la fantaisie méta-littéraire de Kostis Maloùtas, le texte de Papakostas nous révèle une écriture enchantée de la paysannerie, rare en France où son monde disparaît dans les faits. Avec ces romans, la littérature traduite n’enrichit pas seulement nos imaginaires d’images exotiques. Il ne s’agit pas de « découvrir » un folklore étranger mais de faire retour sur nous-mêmes, grâce à un décentrement qui excède la géographie. Au-delà des représentations, c’est une invitation à penser et à écrire de façon libre sur des mondes, des manières d’être et de voir, que la littérature française ne sait plus toujours comment aborder.  


Cet article a été publié sur Mediapart.