55 récits d’hôpital

C’est un livre très court et très dense, qui parle de la mort de manière incroyablement vivante. Il arrive que la proximité de la mort rende les moments, les sentiments et même les pensées qui restent à vivre plus intenses et plus beaux. Il arrive aussi que ça se passe autrement parce qu’il y a des blessures, des colères, des malentendus qu’on ne peut pas dépasser. Il y a des dernières paroles inappropriées et des derniers gestes maladroits. Ou au contraire des absences : les mots qu’on aurait dû dire, les gestes qu’on aurait dû faire et qu’on n’a pas eu le temps ou le courage de faire et qui resteront à jamais non réparables, non réparés.


Eduardo Berti, Une présence idéale. La Contre Allée, coll. « La Sente », 160 p., 8,50 €


C’est de tout cela que parle Une présence idéale, avec une sobriété et une puissance saisissantes. Tout se passe dans un service de soins palliatifs, cet endroit où sont accueillis les patients dont la mort est proche, deux jours, une semaine, un mois, rarement plus. Le livre est composé de verbatim des médecins, infirmières et aides-soignantes du service. Les chapitres sont courts, parfois très courts, de quelques lignes à trois pages maximum. Un seul fait huit pages.

Une présence idéale, d'Eduardo Berti : 55 récits d'hôpital

Eduardo Berti © Dorothée Billard

Voici un chapitre entier : « Pascale Rambert (Médecin). Les gens s’évitent dans la salle des familles. Elles le font sous prétexte, pas si faux, de ne pas gêner les autres. Elles le font surtout, en réalité, parce que leur propre douleur leur suffit ». Certaines familles restent 24 heures sur 24 auprès du malade. « Elles l’étouffent. Ils se sentent coupables et restent avec lui. Le patient se sent coupable de chambouler leur vie. C’est une spirale », raconte Aude B.

Marie M., infirmière, n’oubliera pas son premier mort, elle avait vingt-deux ans et était depuis cinq jours dans le service. Nadia C. se souvient d’un jeune patient – il a le même âge qu’elle – qui dit un jour devant un ami : « Voilà Nadia. Je voulais te la présenter. Elle ne le sait pas encore mais je suis amoureux d’elle. J’aurais dû la rencontrer un peu plus tôt, c’est dommage ».

Une présence idéale, d'Eduardo Berti : 55 récits d'hôpital

© Jean-Luc Bertini

Il y a Valentine, à qui une patiente, mariée à un très beau jeune homme, dit qu’elle sait qu’il y aura une autre femme et qu’elle ne peut le supporter. « Je me fâche contre lui et j’ai l’impression d’être un monstre. » Valentine ne répond rien, la prend dans ses bras et se dit que oui, il y aura une autre femme, et, ayant cette pensée, elle a elle aussi l’impression d’être un monstre.

Il y a Hélène, l’infirmière qui a franchi une ligne qu’elle n’aurait pas dû franchir : elle tutoie un patient. Il en est ravi, jusqu’au jour où il lui dit : « C’est bien de se tutoyer. Mais je te déconseille de devenir mon amie car bientôt tu vas me perdre ». Comme Valentine, Hélène reste sans voix. « S’il y a quelque chose qu’on apprend assez vite dans ce métier, c’est à garder le silence quand on n’a vraiment rien à répondre. »

Ce service reçoit des patients âgés, mais pas seulement. Et l’identification des jeunes soignants avec les patients qui ont comme eux 25, 30 ou 35 ans est violemment évidente. C’est peut-être pour cette raison que l’externe Linda M. ne parle de son travail qu’avec sa mère. « En fait, ils ne veulent pas comprendre. Parler de la mort, de de la souffrance n’est pas à la portée de tout le monde. Alors je me tais. Je les protège ».

Une présence idéale, d'Eduardo Berti : 55 récits d'hôpital

Ces cinquante-cinq micro-récits sont presque tous bouleversants. En écrivant si juste et si sobre, Eduardo Berti, dont le livre était paru une première fois en 2017 (Flammarion), réussit à nous faire voir et peut-être comprendre la tragédie ordinaire de celui qui va mourir et de ses proches, quand il en a. Mais aussi la disposition et la perception des gens dont c’est le métier d’accompagner ce passage.

Curieusement, le lecteur n’a pas envie de se détourner, il ne peut au contraire poser ce livre. Peut-être parce que chacun de ces récits contient un monde au-delà des murs de la chambre, l’histoire d’un homme ou d’une femme qui a eu une vie. C’est tellement émouvant et surprenant qu’on se demande parfois si ce n’est pas de la fiction. Mais non, bien sûr. Et puis si, finalement, comprend-on, quand on finit par lire la préface. L’auteur explique qu’il a passé plusieurs semaines dans le service de soins palliatifs du CHU de Rouen avant d’en tirer ces textes inspirés par ce qu’il y a vu, entendu et vécu.

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