Sur un sol incertain

« Une écrivaine doit apprendre à se nommer. » Cette courte phrase signée « A. A. M. », qui n’a rien d’anodin, est placée en exergue d’une des parties de Routes secondaires, onzième roman d’Andrée A. Michaud.


Andrée A. Michaud, Routes secondaires. Rivages, 300 p., 20 €


Connue en France pour ses romans noirs imprégnés de culture nord-américaine, publiés aux éditions Rivages depuis 2016 (parmi lesquels figure Bondrée, qui a rencontré un vif succès et remporté plusieurs prix à sa sortie il y a cinq ans), Andrée A. Michaud a acquis une reconnaissance beaucoup plus tôt au Québec, dès le début des années 2000, avec Le ravissement. Ce roman aux accents woolfiens, qui lui a valu le prestigieux prix du Gouverneur général, flirtait avec la folie. Par son choix de se tenir sur une corde raide, de se construire à distance de l’intrigue et au cœur de préoccupations métaphysiques, Routes secondaires y fait en quelque sorte retour.

« Vous n’êtes pas celui que vous croyez », écrit Michaud. Et le nœud de l’histoire n’est pas là où on le croit. Son importance est détournée afin de canaliser la force de l’écriture vers un questionnement sans cesse à l’œuvre dans l’univers de l’autrice : l’identité, à commencer par l’identité de celle qui écrit. Les codes du polar, s’ils sont bien présents, sont déjoués pour servir d’appui ou de tremplin, ou encore de prétexte à ce questionnement, d’une manière aussi déroutante que radicale, et pleinement assumée. Quitte à désarçonner le lecteur.

Routes secondaires, d'Andrée A. Michaud : sur un sol incertain

Andrée A. Michaud © Marianne Deschênes

Ainsi nous retrouvons-nous devant la (fausse) mise à nu de l’élaboration chaotique d’une œuvre. « Je suis retournée chez moi, j’ai fermé à double tour la porte de mon bureau puis, assise devant un carnet vierge, j’ai placé la voiture de Heather en travers de la route, à l’entrée du chemin de cabane qui s’enfonce dans la forêt près de la première courbe du 4e Rang. » Toile de fond ou véritable intrigue, pari littéraire risqué tant il a été souvent repris, la narratrice nous invite au cœur du roman à suspense qu’elle est en train d’écrire. Problème : la toute-puissance que lui confère le statut de créatrice ne la met nullement à l’abri. Le doute l’avale au fur et à mesure de la construction du récit, son identité – elle en fait l’aveu – se brouille et s’effrite peu à peu au profit de sa « créature » ou de son personnage principal, Heather Thorne.

Lisant Paterson, la narratrice recopie un extrait d’une lettre d’un certain E. D. adressée à William Carlos Williams. L’idée qu’il contient la titille : vouloir distinguer le livre de celui qui l’a écrit serait une entreprise vaine. « Dans le cas présent, ce ne sont donc ni E. D. ni Williams qui s’expriment à travers les deux phrases que j’ai reproduites, mais moi, Andrée A. Michaud, qui ne fais qu’une avec mon livre, moi, Heather Thorne. » Si l’auteur ne fait qu’un avec son livre, il peut très bien ne faire qu’un avec son héroïne.

Ce postulat donne un pouvoir au personnage et le rend en quelque sorte autonome, libre d’ébranler l’identité de celle qui écrit, voire de la lui voler. On songe alors à Salmigondis (Mulligan Stew), au procédé narratif plus radical encore, déjanté, dont les nombreuses mises en abyme peuvent perdre le lecteur. Dans ce livre de l’auteur américain Gilbert Sorrentino, Martin Halpin, narrateur du roman Guinea Red en cours d’écriture, est assis tout près du cadavre de son ami et partenaire Ned Beaumont, se demandant s’il l’a lui-même tué. Halpin en vient à se moquer de son créateur, un certain Anthony Lamont en train de mettre au point cette fausse intrigue policière : « L’idée d’un roman dans lequel un écrivain rédige un roman est vraiment vieux jeu. On ne peut rien ajouter à ce genre, il était déjà épuisé au moment de sa conception. » Pas si sûr…

Routes secondaires, d'Andrée A. Michaud : sur un sol incertain

Dans Routes secondaires, où nous sommes en marge d’un drame d’horreur mais au cœur des paradoxes de la fiction, beaucoup moins de pirouettes et un peu moins d’ironie. « Adieu la vérité de l’histoire », pouvait-on lire déjà dans Jacques le Fataliste. Andrée A. Michaud, personnage ou autrice, profite du meurtre rejoué ou déjoué – de sa répétition – pour souligner l’instabilité du réel, ses zones d’ombre, peut-être seules capables de porter une vérité. Comme dans Le ravissement, où la nuit servait à dévoiler la « véritable identité » des éléments, le « je » de Routes secondaires fouille la nuit pour trouver les origines d’un de ses personnages : « [M]e demandant par quel chemin obscur ou quel couloir secret il a fait irruption dans les ténèbres de la forêt, je décrète, faute d’éléments plus tangibles, qu’il vient simplement de la nuit, que c’est là qu’il est né et qu’il est apparu, au sein de cette obscurité que j’ai moi-même créée ». Les ruptures narratives incessantes, présentes d’entrée de jeu, déroutent et désamorcent l’effet de suspense attendu d’un roman noir au sens classique. Elles en soulignent les failles et le lecteur ne sait que croire, ou plutôt, il sait qu’il ne doit pas croire. La voix qui nous parle étant « consciente de l’illusion », le pacte narratif ne s’inscrit plus que dans le langage et oblige le lecteur à faire un avec le doute.

Deux décors et deux temporalités s’enchevêtrent : il y a le temps où Andrée A. Michaud écrit, et celui où se rejouera le drame de Heather, qu’elle tente – ou ne tente pas vraiment – de résoudre. L’indistinction entre histoire écrite et histoire non écrite devient matière, les frontières se brouillent. Plongé dans un tel vertige, sur quoi le langage peut-il s’appuyer ? Sur le corps et le décor. Là où la réalité est instable, où le sol même est dit « en mouvement », la fiction parvient à s’inscrire dans le corps de celle qui écrit. La narratrice fait référence à plusieurs reprises à « ses » romans précédents, qui sont ceux d’Andrée A. Michaud. Elle porte un stigmate d’une des héroïnes de Bondrée, à savoir une marque en forme de M ou de W, visible sur le poignet de la victime retrouvée morte. La nature et les saisons, dans leur alternance, servent de repère. Mais lorsque l’« écocritique » est quelque part évoquée, Andrée A. Michaud y entend « l’écho des montagnes où vit une faune se moquant bien de notre acharnement à comprendre une nature que nous devrions plutôt laisser agir sur le cours de nos vies ». Le paysage, même déchainé, même incertain, devient l’élément le plus pleinement incarné, peut-être le seul sur lequel on puisse compter. Il revient au lecteur de le laisser agir sur lui.

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