Un récit à la casse

Imaginez une boule à thé chinoise, sa drôle de consistance, sa couleur terreuse, son déploiement dans l’eau bouillante et l’arôme amer qu’elle distille. Les récits de Jérôme Meizoz sont ainsi, concentrés, couleur de terre (celle de la Suisse profonde et montagneuse), puis ils se déploient, mais dans un diamètre étroit, feuille après feuille, dégageant un parfum inusité. Le dernier, Malencontre, est à la fois une histoire d’amour et un polar, sauf que tout y est faux et fantasmé : le lecteur n’a qu’à se laisser porter et il est prié d’avoir le goût de l’humour et de la satire.


Jérôme Meizoz, Malencontre. Zoé, 160 p., 16 €


Le narrateur, ou l’auteur, qu’importe, commence par quelques pages où il fait de lui un portrait en écrivain impuissant : défaut d’imagination, incapacité à ficeler une intrigue, défiance des clichés alors que c’est tout ce qui nait sous sa plume, sentiment d’échec. Le ton est donné : drolatique, plein d’autodérision, légèrement sarcastique. Quelques noms géographiques disent le décor suisse. Jusqu’au moment où naissent l’inspiration et le désir, quand revient à la mémoire du narrateur Rosalba, une jeune fille qu’il aimait à la folie à l’âge du lycée.

Malencontre, de Jérôme Meizoz : un récit à la casse

Jérôme Meizoz © Zoé/Yvonne Böhler

Rosalba était belle et convoitée par les garçons. C’était un rêve d’adolescents rutilants mais un cauchemar pour notre narrateur, gauche, peu sûr de son pouvoir de séduction et moqué par ses pairs. Le lecteur, lui, se délecte parce que Rosalba est une sirène composée de plusieurs corps. Elle est un peu latine parce que son nom évoque les déclinaisons que l’on apprenait encore au collège dans les années 1970 : rosa, rosam… Elle est un peu nabokovienne parce que les syllabes de son nom sont aussi sucrées que celles de Lo-li-ta. Elle va même jusqu’à évoquer à Jérôme Meizoz quelques vers de Malherbe que nous reproduirons parce qu’ils sont éternels et beaux comme des pétales : « Et rose elle a vécu ce que vivent les roses, / L’espace d’un matin. »

Vous êtes entré au pays des merveilles et de l’illusion quand soudain le récit se transforme, abandonne l’histoire d’amour et devient un roman policier. Car Rosalba disparait. D’abord parce qu’elle se marie, ensuite parce qu’elle échappe à son mari et s’enfuit, mais on ne saura jamais où, en dépit d’une enquête qui hésite entre le réalisme et la parodie.

Le mariage est un gouffre, telle est la morale qui se faufile entre les lignes de ce récit baptisé Malencontre. Car l’écrivain ne choisit pas n’importe quel époux pour sa bien-aimée. Il lui choisit le fils d’une famille de voyous qui fait commerce de carcasses de voitures et de pièces détachées. Le roman a donc pour décor principal une casse automobile, terrain hostile, brutaliste, lieu de récup’ et d’affaires louches. C’est étrange, on ne sait si les propriétaires sont des mafieux. En tout cas, ils sont d’origine italienne, se serrent les coudes et cultivent le mystère. Le narrateur interroge diverses personnes qui pourraient le renseigner sur le sort de Rosalba : il en ressort le portrait d’un clan qui dévore les femmes, élimine leurs noms de famille, les asservit et les réduit au rôle de fournisseuses de chair.

Jérôme Meizoz, auteur d’un récit intitulé Faire le garçon, appuie la division des sexes et des tâches à l’extrême. Il avilit les siens, les hommes et leur virilité de grand singe ; inversement, il idéalise le sexe faible et oppose les roses et les « femmes-ventres », expression qui fait frémir – et réfléchir.

Malencontre, de Jérôme Meizoz : un récit à la casse

Ce n’est qu’un des fils de cet étrange récit. Malencontre est aussi une charge contre la Suisse, doucereuse et vénale, paradis du tourisme et de la guimauve, « coefficient fiscal » rêvé pour les maquereaux. Jérôme Meizoz a des phrases et des images cruelles et incongrues pour dire toute l’hypocrisie du pays qui l’a vu naitre. Il a aussi des personnages douteux, notamment le Hollandais dont le vernis bourgeois cache une « grosse fortune [faite] en Papouasie dans sa jeunesse ». Rumeurs, non-dits, discours directs et indirects, secrets et cadavres gisant dans les placards contaminent le récit comme ils contaminent le royaume helvétique.

Vue de Paris, pourtant, la Suisse est une lointaine province et une quantité négligeable. Dans le second volet du récit, le narrateur n’hésite pas à se mettre en scène au pays de l’Académie française, jeune étudiant féru de culture chinoise et cible de la morgue parisienne. La France, ses règles, son élégance, sa langue si belle et si autoritaire. Rien ne semble avoir changé depuis l’époque de Ramuz, auteur de Paris (notes d’un Vaudois).

« L’homme de la rue avait fini par avoir peur de la langue », écrit Jérôme Meizoz. Et si c’était un des ressorts de la hargne d’un Céline ? Il faudrait plus que l’espace d’un article pour répondre et expliciter, mais il y a dans Malencontre une foultitude de pistes de réflexion, de flèches qui visent juste et de cruels rappels pour qui est sensible à la chose littéraire passée au crible d’un esprit tranchant.

Malencontre est à peine un récit. La structure est trop morcelée et la ligne est trop discontinue. La numérotation des paragraphes cache la désinvolture d’un écrivain qui n’en fait qu’à sa tête, mais dans un terrain très circonscrit : la morne Suisse et l’arrogante France. Un fumet un peu angoissant s’en dégage.

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