Le plus commun des noms propres

À travers une quarantaine de microbiographies, Jean-Pierre Martin retrace d’une plume enjouée une histoire du monde en adoptant un angle plutôt inattendu, celui d’un patronyme qui se trouve être le sien, mais également le plus répandu en France.


Jean-Pierre Martin, Le monde des Martin. L’Olivier, 736 p., 25,90 €


Le premier des Martin, celui dont tous les autres peuvent se réclamer, vivait au IVe siècle et s’appelait Martinus. Prosélyte, il consacre sa vie à la christianisation des Gaules, qu’il « ne se gêne pas pour évangéliser à coups de bâton et de pioche ». Martinus finira canonisé et, par une sorte de miracle, en 2016, à l’occasion du mille sept centième anniversaire de sa naissance, il inspire à Jean-Pierre Martin l’idée d’écrire « l’histoire de ces deux syllabes parties à la conquête du monde ». C’est donc tout naturellement à ce saint fondateur que revient l’honneur d’entamer cet ouvrage. Pourtant, une femme l’avait précédé d’un siècle, sainte Martine, la sainte patronne de Rome, qui, malgré son martyre, n’a pas connu la gloire médiatique de son illustre suiveur (peut-être parce que le récit de sa vie tient plus de la légende que du fait historique, mais certainement aussi parce qu’elle n’a trouvé « personne pour la célébrer avec ferveur. […] Fatalité de l’histoire des femmes »). Quant au dernier chapitre, il est consacré à Trayvon Martin, un jeune Afro-Américain de dix-sept ans abattu dans la rue en 2012 (et c’est d’ailleurs à l’occasion de ce que la justice américaine n’a pas jugé utile de qualifier de meurtre qu’est apparu le slogan « Black Lives Matter »). Entre les deux, on trouve des Martin, des Martinez, des Maertens et autres porteurs de différentes déclinaisons du patronyme qui ont laissé une trace – parfois ténue, souvent marquante – dans l’Histoire avec un grand H.

Le monde des Martin, de Jean-Pierre Martin : un nom propre très commun

« La Vierge et l’Enfant avec sainte Martine », par Pierre de Cortone (vers 1640) © CC0/Grégory Lejeune

En effet, tel un historien, l’auteur a épluché des archives, des registres de naissance ou de décès, des correspondances et des mémoires pour tisser la trame de ses récits, mais comme un romancier (sans s’en cacher d’ailleurs) il a comblé les trous dans les informations dont il disposait sur les hommes dont il raconte la vie. Certaines de ces biographies sont très documentées, comme celle de Jacques-François Martin, « un jeune Suisse de dix-sept ans, bardé de lettres et de croyances, né Genevois [qui] hésite entre deux ambitions : maréchal de France ou professeur à l’Académie de Genève ». Nous sommes en 1812, et, tandis que Napoléon mène une opération militaire spéciale en Russie, notre jeune héros abandonne ses études et demande à s’inscrire à Saint-Cyr. Il est accepté et, au terme de quatre mois de formation (au lieu des deux ans réglementaires), il en sort sous-lieutenant en 1813.

Jacques-François vivra de l’intérieur les dernières années de l’épopée napoléonienne, sera promu lieutenant, ira au feu, connaîtra la débâcle, se fera passer pour un noble (et constatera que bien des portes s’ouvrent quand on s’appelle Jacques-François de Saint-Martin), puis finira par rentrer à Genève où il entamera des études de théologie et deviendra pasteur. Cinquante ans plus tard, en 1863, il publie ses mémoires, Souvenirs de guerre, un témoignage de première main de ce qu’ont vécu les soldats de la Grande Armée « selon la plus stricte vérité, et sans nul grossissement des faits ni de l’homme, écrit-il, absolument comme un naturaliste qui, devant une immense fourmilière, dirigerait sa loupe sur un seul individu, non pour faire honneur à cette fourmi, mais pour en tirer des conclusions sur les allures de l’espèce ». Jean-Pierre Martin (et nous avec lui) ne peut s’empêcher de remarquer la similitude de leur démarche à deux siècles d’écart.

Le monde des Martin, de Jean-Pierre Martin : un nom propre très commun

« Gloire de Saint Martin », sculpture du XVIIe siècle dans l’église Saint-Martin de Buzet-sur-Tarn © CC/Didier Descouens

Ce parti pris onomastique, qui peut sembler curieux de prime abord, sert de fil conducteur à l’auteur pour passer d’une époque à une autre et d’un événement au suivant. Certes, l’approche cantonne cette «histoire du monde » dans une vision plutôt occidentale – le titre du livre ne ment pas sur ce point, c’est le « monde des Martin » – mais l’auteur n’en livre pas moins des appréciations qui ne sont pas nécessairement favorables à l’Occident, et se tient à l’écart d’un récit procolonial ou autocentré. De même, quand il aborde des thèmes plus spécifiques à la France, comme l’occupation nazie pendant la Seconde Guerre mondiale, Jean-Pierre Martin prend soin de présenter différentes facettes de l’Histoire, par exemple avec les deux Henri Martin, l’un cagoulard antisémite et l’autre résistant anticolonialiste, ce qui a le mérite de ne pas occulter la complexité de la France de l’époque.

Au fil des pages, on fait la connaissance de Martin aventuriers, missionnaires, explorateurs, cartographes, et même d’un libertador, « une figure magistrale de la grande histoire, un Jeanne d’Arc argentin […] qui libéra successivement l’Argentine, le Chili et le Pérou » du joug espagnol, ou encore de sainte Thérèse de Lisieux : Thérèse Martin… Bref, un aréopage de personnages et de destins dont la lecture nous convainc qu’en réalité les Martin sont des gens extraordinaires.

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