Thrène pour Jacqueline

Pour certains films, dont sa Sirène du Mississippi, François Truffaut parlait de grands films malades. Quelque chose allait de travers, le film s’en ressentait. Jean-Claude Grumberg avait travaillé avec le metteur en scène du Dernier métro. Jacqueline Jacqueline, le récit qu’il publie, est un beau livre patraque, « mal fichu, mal coupé, mal fini ». C’est le livre du deuil, le livre d’une absence qu’il tente de remplir par les mots, une « mosaïque joyeuse et tendre, sombre et lumineuse ».


Jean-Claude Grumberg, Jacqueline Jacqueline. Seuil, coll. « La Librairie du XXIe siècle », 304 p., 20 €


L’écrivain était occupé par la présentation hors de France de La plus précieuse des marchandises, son livre paru en 2019, quand son épouse, Jacqueline, est décédée. Le cancer était parti des poumons, on avait fait l’ablation de la tumeur et tout semblait rentrer dans l’ordre. Quelques semaines plus tard, des métastases au foie qu’on avait prises pour de « petits trucs » provoquaient une reprise foudroyante de la maladie. Elle mourrait peu après. Soixante ans de vie commune « toujours bouleversés d’être ensemble » s’achevaient ainsi dans un hôpital parisien. Et il faut continuer : « Depuis cinquante ans et plus que je traficote à la périphérie du devoir de mémoire, j’ai appris que si je voulais survivre ou même simplement continuer à vivre, il me fallait parallèlement apprendre à traficoter à la périphérie du besoin d’oubli ». C’est donc dans cette périphérie qu’il écrit.

Grumberg s’adresse en de brefs chapitres à sa femme, malgré le doute : « À qui s’adresse un livre écrit pour toi que tu ne liras pas ? » Certains chapitres ressassent le sentiment qu’éprouve l’amoureux sans son aimée : « Tu me manques et tu me hantes », « Désormais », « Te retenir ». Le récit revient sur les premiers moments, « Te souviens-tu de notre premier baiser ? », « Comment commencent les histoires d’amour ? », et s’attache à des détails : « Ton nez », « Ton prénom ». Les souvenirs abondent, jetés dans le désordre d’une mémoire qui ne cherche pas à s’ordonner, « l’auteur lui-même ignorant l’ordre optimal des pages, des souvenirs, des rêves, des délires et des larmes ». Grumberg ne veut pas la précision, ne suit pas la chronologie, il erre dans le Temps, comme dans cet appartement de la Rive gauche qu’ils ont partagé, et où tout rappelle la présence de Jacqueline.

Grumberg s’autorise tout, ou presque. Il parle de son « petit oiseau » qui ne prenait plus trop bien son envol pour rejoindre le nid offert par sa compagne. En cause, ce souci d’homme vieillissant que Philip Roth évoquait dans Un homme, roman crépusculaire comme tous ses derniers textes. Grumberg revient à diverses reprises sur cette question du désir qui ne peut plus s’éprouver comme aux premiers temps. Mais il n’est jamais impudique, ne donne jamais dans ce dévoilement de soi que l’on croit aujourd’hui nécessaire. Et ce n’est pas ce que l’on retient du livre.

Comme Pleurnichard (2010), Mon père. Inventaire (2003), voire sa pièce de 1979, L’atelier, Jacqueline Jacqueline est un univers. C’est le Xe arrondissement, ce sont les enfants (français) qui en juillet 1942 n’étaient pas encore sur les listes des policiers, ce sont les ateliers de fourrure et de confection et, bien sûr, la création, qu’elle soit artistique ou qu’elle concerne le vêtement. Jacqueline dessinait des robes et, styliste tout à fait improvisée, elle connaissait un immense succès avec ses modèles. Elle avait le sens des couleurs, des formes. Jean-Claude préférait faire la grasse matinée et rester au lit pour lire. Enfin, il a préféré un temps s’occuper ainsi, exaspérant ou désespérant sa mère qui ne le voyait plus partir de la rue Chabrol. Il voulait devenir comédien et, après quelques rôles secondaires, une ou deux répliques lui permettant de partir avant de saluer pour retrouver Jacqueline, il a trouvé son emploi et ses rôles.

Jacqueline Jacqueline, de Jean-Claude Grumberg

Jean-Claude Grumberg (septembre 2021) © Jean-Luc Bertini

Les jeunes amants se fréquentent. « Je préfère qu’on reste amis », lui dit Jacqueline, ce qui le met en fureur. Puis ils sont plus qu’amis mais pas encore mariés. Ils partagent un goût pour la lecture et pour Tchekhov en particulier. Il a fait pleurer sa compagne en lui faisant lire certaines nouvelles. Puis il a adapté, vers 1963, Le duel. C’était sa façon de se lancer dans le théâtre, de trouver les dialogues qui donneraient vie. La pièce a été montée à Avignon… en 2019. Il faut savoir être patient.

Le récit met en relief la figure de la femme aimée, la célèbre, en dépit de cet aveu de l’auteur : « Je n’ai jamais su, tu le sais, parler d’amour sans ricaner. » Il ne ricane plus. On y apprend également le parcours de l’écrivain. Des anecdotes ou des scènes rappellent de quel art de conteur il fait preuve. Si Le duel a beaucoup attendu, le succès prodigieux de L’atelier a été immédiat. Cette pièce est, avec Quoi de neuf sur la guerre de Robert Bober (deux écrivains proches à bien des égards), l’une des plus belles sur ce monde des tailleurs, ces ateliers de confection avec presseur et autres finisseuses, désormais disparu. Celles et ceux qui travaillaient là ne parlaient guère de ce qu’ils avaient vécu, de comment ils avaient survécu. Chacun savait ce qu’il en était. Écrire L’atelier c’est dire le silence, les mots en creux. Et l’on sourit en entendant les échanges, pour ne pas sangloter. Grumberg a été dépassé par le succès. Il n’a pas « pris la grosse tête », il est entré dans une longue dépression. Jacqueline était là, l’a aidé à s’en sortir et à reprendre pied, à recommencer à écrire. La plus précieuse des marchandises, son conte, a connu un retentissement voisin de celui de L’atelier. Mais là, c’est Jacqueline qui partait, la faute, notamment, à deux paquets par jour de quinze à quatre-vingts ans. Passons.

Le petit comédien qui jouait au théâtre de l’Ambigu, sur les boulevards (le modèle des Enfants du Paradis), le débutant qui écrivait de courtes pièces, est devenu un auteur reconnu et recherché. Il est dialoguiste pour Truffaut et Costa-Gavras, pour Les lendemains qui chantent, de Jacques Fansten, pour le glaçant 93, rue Lauriston de Denys Granier-Deferre. Il écrit pour la télévision.

Jacqueline est une admiratrice d’Yves Montand. Elle a participé à des radio-crochets sur les plages, aime chanter des airs populaires, dont le « Padam Padam » de Piaf, mais aussi Montand. Au point que son mari lui trouve un pseudo : Jacqueline Gayarof. Traduction littéraire en yiddish de « Va » et « Monte » (ou Montand). Il écrit Thérèse Humbert et Music-hall, pour Simone Signoret. Signoret les invite, Jacqueline et lui, place Dauphine. Yves est présent au repas, mais s’esquive, sans trop d’explications. Les invités ont compris ; Simone aussi, mais elle le vit moins bien. Là encore, le scabreux, le people, l’indiscret, laissent place et à ce qu’ailleurs, et dans un autre temps, un certain Balzac racontait d’un dernier bal donné par Madame de Beauséant. La dignité ne doit pas être atteinte et c’est affaire de silence, ou de mots précis.

Jacqueline est un prénom qui apparaît dans un conte. En juillet 2019, l’auteur prend le train avec sa fille Olga, et Jeanne, sa petite-fille. Ce seul prénom de Jacqueline le fait pleurer. Il trouve pourtant la force de retenir ses larmes en lisant à l’enfant un conte de Ionesco. Il s’intitule Jacqueline. La petite fille écoute et il a tenu bon :

« « Tes yeux ne pleurent pas, pépé, mais ta voix pleure. »

Ma voix pleure, mémé, que faire ? »

Mémé n’a plus la réponse.

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