Drancy-La-Muette

On rit souvent en lisant le deuxième roman de Maryam Madjidi, Pour que je m’aime encore, mais d’un rire parfois un peu attendri, et parfois même un peu chagrin. Parce qu’il s’agit d’une « œuvre de fiction », les ressemblances avec des situations ou des personnes réelles ne sont ni « fortuites » ni « involontaires », nous avertit l’auteure. En retournant d’une simple phrase la formule habituelle et attendue, Maryam Madjidi laisse entendre combien chaque histoire vécue est propice à la création.


Maryam Madjidi, Pour que je m’aime encore. Le Nouvel Attila, 210 p., 18 €


Maryam Madjidi est née en 1980 en Iran, pays qu’elle quitte à six ans pour venir vivre en France avec sa famille. Elle grandit à Drancy, ville de la banlieue parisienne dans laquelle a été installé le principal camp français d’internement puis de rassemblement des juifs avant leur déportation. Au milieu de la ville, dans la cité de La Muette, initialement conçue dans les années 1930 pour loger les familles modestes, sont passés plusieurs dizaines de milliers de femmes, d’enfants et d’hommes avant d’être déportés, principalement à Auschwitz.

Pour que je m’aime encore, de Maryam Madjidi : Drancy-La Muette

Maryam Madjidi © Grégory Augendre-Cambon

L’Histoire effleure à peine le récit, elle se dit par des signes que tout le monde pourtant ne lit pas : « On trouvait ça amusant, ce vieux wagon posé là au bout d’un mini chemin de fer. Un terrain de jeu idéal pour nous, insolite et original. » Pourtant le sujet du livre n’est pas vraiment là. Pour que je m’aime encore raconte l’histoire d’une jeune fille plutôt ordinaire, fille d’immigrés, immigrée elle-même, qui grandit « à côté » de Paris, entre deux camps, Paris et la banlieue, les bons élèves et les cancres, la culture des héritiers et la culture populaire, mais qui miraculeusement échappe au clivage et au sentiment de trahison. Miracle qu’elle doit peut-être à sa capacité de se saisir de sa propre vie pour l’écrire.

Comment raconter son histoire de telle sorte qu’elle devienne audible, intéressante, émouvante ? La matière est bel et bien là, on la suppose en grande partie autobiographique, et la création relève d’une manière de voir, de ressentir et de partager. Loin de n’être qu’une succession d’épisodes d’une fin d’enfance et d’une adolescence relativement banales, Pour que je m’aime encore est un point de vue lucide de l’auteure sur ces années souvent difficiles à traverser, l’adolescence, qui recouvre les années au collège, assez rebutantes, et celles du lycée qui laissent enfin entrevoir une chance de sortie.

Et c’est probablement cette lucidité, teintée d’une forte tendance à l’autodérision, qui rend si savoureuse la lecture de ce livre. L’auteure dresse des portraits de ses camarades de classe, de ses professeurs, de la bibliothécaire de la médiathèque, de sa famille, et bien évidemment d’elle-même, qui montrent combien elle peut, en quelques mots à peine, dire l’essentiel, et partager avec le lecteur ses émotions. Les copains du collège et la pauvreté, les corps qui ne ressemblent jamais à ce que l’on voudrait, les premiers émois et les déconvenues, les parents qui font comme ils peuvent, tout y passe, et certaines scènes sont tout à fait cocasses.

Mais, même lorsque le tragique surgit, le regard de Maryam Madjidi l’emporte sur le désespoir et met en lumière l’humanité de ces moments vécus. C’est à la fois l’adolescence de n’importe qui et celle de cette narratrice ancrée dans une ville, Drancy, dont elle brosse aussi un portrait émouvant et juste. Le paysage urbain se mêle aux émotions intimes et aux amitiés et aux amours de jeunesse. Dans Pour que je m’aime encore, presque toutes les émotions sont liées à un lieu, à une perspective.

Pour que je m’aime encore, de Maryam Madjidi : Drancy-La Muette

La fin du lycée correspond à l’échappée tant désirée, l’arrivée à Paris, soigneusement préparée par des dizaines d’excursions d’observation : un lycée prestigieux, une filière élitiste, et ce grâce aux conseils d’un ami de la famille passionné de littérature. La narratrice fait partie du « quota de banlieue » des classes préparatoires aux grandes écoles. La « petite stalinienne de l’intégration française », comme elle se décrivait enfant lorsqu’elle a fini par réussir à faire partir ses parents en vacances, comme les Français, se fracasse contre un mur.

Et là, c’est la sidération. La narratrice ne comprend rien, ne maîtrise aucun code, se sent humiliée en permanence. C’est cette humiliation sociale que Maryam Madjidi décrit, comme ce moment où Clémentine, dont les parents sont respectivement diplomate et psychanalyste, demande aux filles du « quota de banlieue » la profession de leurs parents : « C’était comme si elle nous avait déshabillées avec sa question sur la profession de nos parents. Soudain, la classe sociale s’étalait, éventrée au grand jour. » Il y a aussi l’indifférence pressée de cette professeure de littérature qui entend à peine son élève lui dire qu’elle va quitter l’établissement pour aller à l’université, qui ne saisit pas le désarroi et la souffrance de celles et ceux qui ont grandi à côté, et qui sont, de fait, exclus : une indifférence proprement révoltante. La déception est immense pour celle qui rêvait depuis des années du Quartier latin, qui voulait en être, en faire partie.

Mais il y a, par définition, peu de happy few, la narratrice se rendra (trop ?) rapidement à l’évidence. Pour autant, il ne s’agit en aucun cas d’un retour, ni d’un renoncement, mais plutôt peut-être de retrouvailles, avec elle-même avant tout, la naissance alors de ce point de vue qui oriente l’ensemble de Pour que je m’aime encore, la possibilité de création du récit qui fait de l’expérience vécue une œuvre de fiction et qui permet alors de s’aimer encore, et véritablement.


Retrouvez le compte-rendu de Marx et la poupée en suivant ce lien.

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