Bordas, picaro

S’il avait pu choisir son époque, nul doute que Philippe Bordas aurait vécu le temps des duels. Et comme ses origines familiales le situent non loin du Périgord, il aurait tiré l’épée en compagnie des mousquetaires. Il aime rompre des lances, défier, croiser le fer. Mais son arme pour ce faire est la langue française dont chacun de ses livres célèbre la vivacité et combat l’affadissement. Cavalier noir, son dernier roman paru, est dans la ligne de Chant furieux (2014) et de Cœur-Volant (2016), voire de Forcenés (2008). Il a l’Allemagne des paysages romantiques pour toile de fond et une jeune femme pour héroïne.


Philippe Bordas, Cavalier noir. Gallimard, 336 p., 21 €


Son vélo en guise de monture, le narrateur du nouveau roman de Philippe Bordas grimpe sans peiner dans les forêts du Bade-Wurtemberg où il a trouvé refuge auprès de Mylena, « passante stupéfiante ». Il l’a rencontrée une première fois alors qu’elle marchait comme une aveugle. Elle avait appris le braille pour se faire à la nuit, aider les enfants aveugles qu’elle rencontrerait au Burkina Faso : « J’ai mis longtemps à comprendre, sa blondeur éclairant tout, qu’elle ne cessait de prévoir le pire, les infirmités, la noirceur, la mort. »

Le roman est un double chant d’amour : à la langue française qu’il pratique « à déviance, à outrance » et à cette jeune Allemande, « inactuelle », dont « l’hostilité aux leurres de la communion » n’exclut pas l’engagement auprès des plus misérables. Jeune fille, elle a quitté son pays pour soigner, sans grands moyens, à Calcutta ou au Burundi notamment. Elle a étudié la médecine, se faisant une spécialité de la dissection. Mylena est l’aimée que Mémos, c’est le nom du narrateur, décrit et chante, dit parfois comme on décline en blasons. Chaque paragraphe semble un éclat, une épiphanie. Le fragment se découpe comme un corps, le flux demeure, dégagé du superflu.

Mylena est belle mais la beauté de la jeune femme, celle qui se voit, n’est rien auprès de ce qu’elle est, cache, et exprime par ses actes. En ce sens, elle rappelle Natacha, héroïne de Cœur-Volant, dans le Paris des années 1980. Mémos a presque le double de son âge, et cet amour suscite ragots et remarques perfides çà et là, dans Paris qu’ils habitent au début. Il s’en débrouille, elle aussi. Puis ils partent vers la surprenante cabane de la jeune femme.

Cavalier noir est l’étape d’un parcours et se lit en écho à Chant furieux. Il en éclaire un moment particulier, lorsque le narrateur, se retrouve à la « Fondation Parménide », en khâgne. L’établissement scolaire est l’un des plus prestigieux de la banlieue sud. Dans Chant furieux, Mémos racontait comment il était arrivé là, sur le conseil de sa professeure de philo, alors qu’il partait de Sarcelles vers la Corrèze, pour y étudier dans une école normale d’instituteurs. Déjà on voyait notre héros issu de la « cité des mauvais parlers ». Il était une sorte de picaro, pas trop sûr d’avoir trois sous en poche, muni de sa seule bicyclette, et, pour défier et répliquer, de son bagage : Chrétien de Troyes, Villon et Saint-Simon : « nous vivions parmi vociférateurs et voyous, risquant fiels et venins, braises et brandons ».

Au début de Cavalier noir, il est en chemin. La description du paysage vu du train, entre la gare du Nord et Heidelberg, est imprégnée de tristesse, de la misère visible, et du manque. Une sorte d’aphorisme vaut pour ce monde comme pour tout ce qui touche au contemporain : « Qui n’a verbe sien ambule sans toit – le murmure des halls est son élément ».

Cavalier noir, de Philippe Bordas : un picaro de notre temps

Philippe Bordas © Jean-Luc Bertini

Cette pauvreté de la langue, Mémos espérait y échapper dans ce fameux lycée qui l’accueille. La promesse de haute langue française devrait s’y accomplir ; il est bientôt déçu. Comme il aime la photo, il sort du chemin tracé, quitte le lycée. Il deviendra photographe, notamment pour L’Équipe, partira en Afrique sur la trace des jeunes boxeurs ou des fameux cavaliers noirs, et – on le lit dans Chant furieux – suivra, pendant ses cent derniers jours de footballeur, Zinédine Zidane. Chant furieux est à tous égards une épopée, genre qui peut rebuter ou susciter la moquerie, à l’heure « des proses d’anémie », avec « ordalie des romans imités de l’anglais et des dialogues de télévision », avec des phrases nominales comme programme minimal. Bordas divise : on aime ou on repousse et c’est très bien ainsi : « Moi je fais tout à contre-vent, je vais à contre-mont : j’écris à hiatus et roule à dislocation », écrit-il du bachelier qu’il a été.

Hymne dédié à Mylena, Cavalier noir relate surtout le parcours de l’écrivain qui tente d’écrire son combat contre ceux qui affadissent, assèchent ou défont la langue qu’il a découverte dès l’enfance, parmi les « zoniers », « la horde des sous-parleurs nés de famille d’égale débine ». Tous ces garçons rencontrés dans le nord de Paris, avec qui, comme il le racontait dans Chant furieux, il était entré nuitamment dans la cathédrale de Saint-Denis pour admirer les gisants.

La Fondation Parménide est alors dominée par un « maitre supérieur », surnommé Hyposthène, en qui on reconnaitra aisément l’auteur de Thomas l’obscur et de L’écriture du désastre. Le narrateur voit en lui un « penseur de l’exténuation et de l’anéantissement ». Il s’emporte en décrivant l’effet que produisent sur lui les mots de ses camarades : « C’étaient des mots gris, déracinés, laissés à surir, près de finir poudre et cendre s’ils étaient prononcés à voix d’homme. Des mots faibles de gorge et de poil, anémiques et fades, laidis de scalpements, qui ne tenaient que sur le fil, en cortège trappiste, procession de pesteux, qu’à l’aide de cordages rhétoriques et de pontages grammaticaux. » La charge est vive, Bordas ne craint pas la polémique, et, à mon sens, plus que Maurice Blanchot dont on ne saurait négliger le rôle important dans diverses circonstances, ce sont les épigones, les suiveurs ou les porte-voix qui sont visés. Les lycéens et étudiants ont fait allégeance, les professeurs semblent tous fondus en une professeure de philo, Ménadier. Elle a « zombifié » Ylias, ami du narrateur, victime complète de son emprise, et plus que cela apparemment : « Elle maniait une langue adverse à la vie pour exercer un charme et attirer vers le sacrifice. Elle avait besoin, pour vivre à distance sa propre fascination de la mort, de précipiter une âme innocente dans le cœur des flammes. » Lui-même a failli succomber.

À l’autre bout du spectre, les dandies qui se réunissent sous l’enseigne du Petit-Thouars forment une autre cohorte hostile au narrateur, qui le leur rend bien. Ces « gandins » ou « morgueux » voient en Mylena une proie. Ils se moquent du narrateur dans son « essai d’écrire le français comme langue entière, rupine et purotine, ses splendeurs versaillaises et banlieusardes obscènement accouplées ». Ils aiment surtout jouer les « Louÿs bis et Sacher ter », et croient voir en la très simple Mylena l’une de leurs « Justines à dopamines et Faustines à menthol ». Leur comportement décadent pourrait s’opposer à celui, desséché, austère, que le jeune Mémos avait connu à la Fondation Parménide. Les deux reviennent au même. Y échapper est salvateur.

Cavalier noir est une cavalcade. Mais, plutôt que les chevaux des compagnons africains de Ouagadougou, c’est le vélo qui sert de monture. En quelques scènes décrivant des échappées à travers les paysages de la forêt allemande sous l’orage, le narrateur réveille un imaginaire déjà suscité par les personnages de Forcenés, les Coppi, Bartali, Anquetil, mais aussi Jarry ou Fénéon, passionnés de la « petite reine ». Bordas aime la solitude du cycliste et celle de l’écrivain. L’une et l’autre lui donnent la force de continuer son parcours. Au lecteur de rester dans sa roue.

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