« Langue d’amour extrême »

Après Chant furieux, Philippe Bordas poursuit dans Cœur-Volant sa quête d’un langage percutant et audacieux pour dire un amour lyrique et passionnel. Dans un Paris agité par l’élection de François Mitterrand, et alors que les activistes d’Action Directe et Carlos commettent de multiples attentats, le héros de Cœur-Volant aime Natacha et rêve d’écrire avec délicatesse et rage cet amour. Philippe Bordas écrit un roman poétique d’une force rare.


Philippe Bordas, Cœur-Volant. Gallimard, 240 p., 20,50 €


© Jean-Luc Bertini

Philippe Bordas © Jean-Luc Bertini

Dans ce cœur-volant entre la station Iéna et la rue Marbeuf, transporté par les effluves d’eaux de jouvence, ivre de goût de sel et de fraises, un amant, manutentionnaire d’une parfumerie, se rêve noble chevalier amoureux de sa belle, sa jeune Natacha, « petite Natouschka ». Dans ce cœur-volant au-dessus des pavés, un homme aligne méticuleusement les flacons et serpente entre les étagères de verre en s’imaginant poète, Rilke, Joyce ou bien Cendrars. Serpent-volant sur des années presque lointaines, un homme rêve d’aimer et d’écrire. Cœur-volant donc, en mouvement et qui jamais ne s’arrête, dans les recoins d’un Paris balayé par les vents d’ouest, traversé par les mouettes. Cœur volant celui de Natacha, l’enlevant pour mieux s’y attacher, puis l’écrire.

Philippe Bordas invente un amour lyrique et trouve le langage qui l’anime avec splendeur. Dans une langue mouvante et musicale, il construit une temporalité et une géographie circulaire (de la rue Marbeuf à la rue Marbeuf, de Natacha à Natacha) pour dire un amour entêtant : « Le bosselé des nuages s’affaisse vers le Champ-de-Mars et s’étire sur la cuvette d’Iéna. À ce treillis de vapeurs lacées de rose et bleu sinue le filament rouge fœtal de l’annonce du soir. J’abaisse le vasistas. […] Tranquille dans la hauteur, entre la lunette sans abattant et la lucarne sans lune, je suis le prisonnier, je suis le guetteur, épris des secouements du ciel ». Le narrateur domine les méandres du ciel de Paris, tout comme l’auteur joue avec ceux du langage.

Pour boucler la boucle, clore la roue que forme inévitablement le cœur, Philippe Bordas invente une langue bondissante, dans de courts paragraphes, parfois juste une phrase qui résonne comme un vers : « Chevilles frêles, hanches étroites – la taille d’un sablier. / Une femme clepsydre ». Les images poétiques tissées par des mots oubliés, que les dictionnaires disent vieillis, réveillent une histoire d’amour que l’on croyait tous connaître par cœur. C’est une prose magnifique du corps amoureux que Philippe Bordas invente dans Cœur-Volant, à laquelle se mêlent quelques petites photographies en noir et blanc de nus féminins (Renée Perle par Jacques-Henri Lartigue, Marie de Régnier par Pierre Louÿs) et la représentation de lieux (une peinture, en référence à Bloom dans Ulysse, de « l’entrée par Mabbot Street du quartier des bordels ») pour mieux dire la recherche complexe d’une écriture de l’amour, de l’espace et du temps qui sont les siens. Cette recherche, le narrateur la mène aussi aux côtés de son vieil ami Luynes, amateur de belles voitures, de mots et de femmes, qui lui offre un jour un stylo : « Sur mon bloc, j’écris Natouschka, accroché au Mont-Blanc de Luynes, étirant chaque syllabe dans le vide comme ferait un chanteur d’opéra ». Luynes, à la fois modèle et contre-modèle, enseigne au narrateur la grâce et la légèreté, le poussant à faire voler sa plume poétique à toute vitesse.

À la poésie se mêle l’humour. Lorsque son héros déclare : « Je suis l’homme égaré qui ne sait où il va », difficile de ne pas sourire de cette parodie de l’inconsolé de Nerval. Philippe Bordas se distrait des mots surannés et de leur grandiloquence chevaleresque qui est aussi celle de son héros : « Moulte faite et de gracieuse guise », répète-t-il à propos de Natacha. Mais s’il s’amuse délicatement de ce passé, Bordas n’est pas moins sincère pour cela : les mots anciens et les mètres de la poésie classique secrètement cachés entre les paragraphes ne sont pas chez lui un ornement affecté et désuet. « Le lyrisme courtois qui a survécu dans mes veines ne vient pas des livres mais de l’amadou rural de mes anciens, de la ballade chaste des troubadours et de la mansuétude des cantonniers », affirme le héros de Cœur-Volant.

Philippe Bordas joue ainsi subtilement avec les mots, mais aussi avec les temps. C’est en effet dans la langue souvent ancienne et parfois vieille, dans ce décalage créé avec les années 1980, qu’il invente un amour à la fois intemporel et neuf. Car, si les références à Jacques-Henri Lartigue et ses muses sont bien présentes, jamais Philippe Bordas n’y réduit Natacha. Le langage étonnant qu’il invente dans Cœur-Volant vient chaque fois défaire les personnages de leur passé ou les arracher à leur seul présent.

Natacha et le héros de Cœur-Volant s’aiment alors que François Mitterrand vient d’être élu président de la République et que Carlos et Mesrine commettent meurtres et attentats en France. La situation et les événements politiques ponctuent le roman, mais ils ne forment pas une simple toile de fond. Si Philippe Bordas a choisi d’inscrire ses personnages au cœur d’une époque « sachant passer du style galant à la langue de la terreur », et de l’écrire avec ses mots d’hier et d’aujourd’hui, c’est sans doute pour dire son intemporalité et sa persistance. Peut-être est-ce avant tout pour souligner la force du langage, « l’efficace du Verbe », qui parvient à dire une époque sans s’y enliser, réussissant à traverser et à écrire les temps avec fureur et légèreté, à la manière d’un cœur-volant.

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