Carpes et trottinettes

Si vous en avez assez du réel, si vous en vous souhaitez un autre, vous feriez bien de lire Grand Platinum. Par son tempo, son sens de la scène, l’ironie de son regard, le premier roman aussi joyeux que soigné d’Anthony van den Bossche se montre capable de le transformer. Comme un des objets conçus pour améliorer l’existant, que son héroïne, professionnelle du design, connait si bien. Comme les merveilleuses carpes japonaises qu’elle poursuit.


Anthony van den Bossche, Grand Platinum. Seuil, coll. « Fiction & Cie », 160 p., 16 €


C’est dans un milieu qui occupe peu la littérature que Louise Baltard mène une carrière bien lancée, même si elle doit pour cela supporter son principal client et donc quasi-patron, le designer star, le fantasque et foutraque « Stan », dont la dernière « idée de dingue » est d’exposer une collection d’art contemporain dans un jet privé. Cette communicante en lutte avec son dernier amant et sa néopathie (l’obsession de la nouveauté) est trentenaire et parisienne, du Xe arrondissement, côté Faubourg Saint-Denis, là où se croisent réfugiés kurdes, anciens riches français et coiffeurs nigérians. Et – malgré la courte déviation d’un vernissage milanais – c’est dans la mégalopole où la vie tente d’être vécue entre ville-musée et ville-service, devenue pour un temps terrain de fiction grandeur nature, que le roman d’Anthony van den Bossche va se jouer, se donner, comme on dit qu’un spectacle se joue et se donne.

Description amusée de la vie moderne, avec à l’arrière-plan les touristes photographiant Notre-Dame dévastée et pour fond sonore « la litanie des alarmes de trottinettes en libre-service », Grand Platinum prend la forme d’un trajet urbain, au rythme du pas rapide et impatient de Louise. Mais une trame plus discrète le structure, un autre motif lui donne son unité. Tout, toujours, s’y passe dans l’eau, ou pas loin. Au bord de la Seine, bien sûr, mais également dans la vaste carte parisienne des parcs, squares, jardins et mares aux canards, au hammam de la Grande Mosquée, dans un jardin suspendu sur l’île Saint-Louis, avec des amateurs de sauna, un nageur, un jardinier, un maître-écailler… et avec Louise et son frère (quant à lui misophone), formés par leur père à la connaissance des Koï, les carpes japonaises élevées selon un art ancestral.

Tous ces personnages, dont Anthony van den Bossche parvient à faire sentir la présence même s’ils ne font parfois que passer, sont aussi réunis par le souvenir d’un homme, le père mort récemment, et par une mission liée à sa mémoire (le livre étant lui-même dédié au père de l’auteur) : sa fille, sans savoir trop qu’en faire, veut réunir les précieux poissons. On n’en dira pas plus, car c’est le nœud et le secret du roman, ce qui lui donne son titre : d’où vient la passion, la manie de cette collection vivante ? Pourquoi ce père disparu a-t-il disséminé les pièces à travers la ville ?

Grand Platinum d'Anthony van den Bossche : carpes et trottinettes

À ces éléments narratifs déjà assez originaux en soi, formant une intrigue qui ne pèche jamais par excès d’absurde, Grand Platinum, dont chaque page, ciselée, est en mesure de passer l’épreuve du « gueuloir », ajoute un art des phrases qui nous fait littéralement voir ce qu’il raconte, grâce à l’adjectif saillant, au verbe inattendu, à la chute bien mise. À l’instar de son héroïne, Anthony van den Bossche ne perd pas de temps. Son texte brille, virevolte, parce qu’il condense et enchâsse tout, les scènes, les portraits, les descriptions, les dialogues, tout en freinant soudain des quatre fers pour nous promener devant des visions contemplatives, dans le Morvan ou au Japon, toujours ficelées au détail près.

Cette histoire de carpes, si elle fonctionne comme un excellent détonateur narratif et poétique, n’est pas qu’un prétexte à belles phrases (bien que la description de cette « provocation graphique à l’ordre de la nature » de ces « dos » multicolores soit magnifique). L’affaire est très sérieuse, symbolisant aussi bien un héritage à porter et à transmettre que l’identité distante et mélancolique d’un père perdu, et liant un groupe insolite qui, sans se le dire, ni peut-être le savoir, remet l’ordre des choses en question, sans autre prétention que d’aller au bout d’une lubie et sans autre principe que la fidélité amicale. Comme la carte des carpes dessine une ville souterraine invisible à ceux qui les ignorent, cette communauté forme, rassemblée dans l’arrière-boutique d’une boulangerie, une joyeuse société secrète.

Anthony van den Bossche, commissaire indépendant et auteur d’un premier livre sur une performance artistique ratée, modifiée par l’irruption de la guerre en Israël (Performance, Arléa, 2017), fait tenir ensemble les éleveurs de carpes japonais et le créateur des espaces verts parisiens Adolphe Alphand, le sens de l’aventure et le goût de la contemplation, l’humour et la précision, les personnages, les figurants et le décor (on aperçoit ici « un homme au port de cerf », là des pins « aussi invincibles que le plastique »), les objets, les hommes et les animaux… Certaines scènes, hilarantes (le vernissage qui a lieu, coup du sort, le même soir que l’incendie de la cathédrale et qu’un malheureux accident pour le fameux « Stan ») ou tragiques (un tremblement de terre au Japon), sont écrites comme des défis à relever. Et certaines phrases comme des objets à la fois plastiques et sonores, dont la forme n’a rien de l’ornement, ni jamais du cliché, mais tout de l’artificiel devenu soudain plus vrai que nature : même si les poutres millénaires ont fini en poussière dans le fleuve, il ressort de ce roman une rare confiance dans l’art, qui peut encore quelque chose.

En cela, Grand Platinum accueille avec curiosité et gourmandise son temps, cette époque qui regrette un Éden écologique fantasmé plutôt que d’œuvrer concrètement à la préparation du monde à venir. En sauvant et en réunissant les carpes magiques, Louise et sa bande font dévier le cours des eaux et de l’Histoire. Ils sont les doubles fictionnels des poètes, des créateurs, d’objets, de poissons ou de phrases : ils donnent un chemin au présent. « Ces métamorphoses assistées par l’homme la fascinaient. Le progrès n’était rien d’autre que ça : l’exagération du présent. » N’est-ce pas aussi ce qui fait la joie des romans ?

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