De la nature de l’humain

Comment rendre compte de l’animalité humaine dans ses points communs comme dans ses différences avec l’animalité des autres animaux ? Comment penser l’articulation de la philosophie avec les sciences de la nature ? Ces questions essentielles ne sont certes pas neuves. Mais le traitement qu’en fait Anne Le Goff est d’une grande clarté et d’une originalité certaine. Spécialiste de l’œuvre de John McDowell (philosophe sud-africain né en 1942, professeur à l’université de Pittsburgh), à laquelle elle a consacré sa thèse, elle se livre dans le présent ouvrage à un examen critique d’un concept clef de cet auteur, celui de « naturalisme de la seconde nature », concept censé concilier la constitution naturelle de l’humain et l’intentionnalité individuelle. Pourtant, malgré l’extrême fécondité de cette tentative de conciliation, l’autrice cherche à montrer les raisons de la révoquer.


Anne Le Goff, L’animal humain. Vrin, 224 p., 18 €


Contrairement à une tentation récurrente dans les sciences sociales et chez de nombreux philosophes, la plupart de tradition dite « continentale », Anne Le Goff n’exprime pas une hostilité de principe envers le naturalisme scientifique, entendu comme le refus du dualisme métaphysique. Mais la volonté de penser l’unité des aspects du réel, notamment celle du mental et du biologique, se réalise au prix du rejet des entités et propriétés normatives hors du monde de la nature. Ce coût peut paraître exorbitant.

Les méthodes des sciences naturelles sont donc confrontées à l’irréductibilité des normes : on ne peut expliquer les actions et les pensées de la même manière qu’une chute d’eau dans une cascade. Si l’on reconnaît que tout ce qui est réel, y compris les normes, est contenu dans la nature, on doit défendre un naturalisme alternatif, lequel « ne consiste pas à réduire la signification et la normativité en général à des processus physiques ou biologiques mais, à l’inverse, à étendre le concept de nature au-delà des limites qui lui ont été fixées dans le contexte de la science moderne ».

Ce naturalisme-là, c’est celui de McDowell : il s’attache à montrer que « l’accès à la normativité ne constitue pas une sortie hors de la nature, mais le développement d’une autre forme de nature ». La seconde nature, langagière et normative, fait donc partie de la nature au même titre que les phénomènes physiques ou biologiques. Il reste, bien entendu, à se demander comment penser ensemble ces deux formes de nature par définition hétérogènes.

Anne Le Goff, L’animal humain

Street art par Parvati (Paris XIIIe) © Jean-Luc Bertini

Mais, là où McDowell considère qu’il apporte, par l’idée de seconde nature, une solution à la question du dualisme entre nature et raison, Anne Le Goff décrit un problème. Elle passe ainsi de la critique interne (de la forme « penser avec tout en pensant contre ») à une critique externe, en l’occurrence une réfutation de McDowell par le recours à Wittgenstein. En d’autres termes, elle ne cherche pas à penser la différence anthropologique, le propre de l’homme, mais à dégager, dans la filiation wittgensteinienne, les traits de la « forme de vie » humaine. Son objectif est ainsi de récuser l’idée d’une différence radicale entre l’animal humain (en passant, le titre de l’ouvrage d’Anne Le Goff est aussi celui du grand livre, hélas oublié, de l’anthropologue américain Weston La Barre, publié en 1954) et les autres animaux.

Pour McDowell, en entrant dans « l’espace logique des raisons », l’être humain change de nature mais ne sort pas de la nature. Alors que l’animal, enfermé dans ses représentations, reste idéaliste, l’être humain, selon Étienne Bimbenet (dont la perspective est, à juste titre, rapprochée de celle de McDowell), invente, par un processus psychogénétique, le réalisme. Il devient ainsi lui-même par dépassement de l’animalité : la seconde nature devient « toute la nature de l’être humain rationnel ». Il s’initie aux règles par l’éducation « qui distille dans [sa] vie la configuration appropriée » (McDowell, L’esprit et le monde [Mind and World, 1994], Vrin, 2007).

Pour rendre compte de cette profonde transformation, il n’est pas inutile de se référer au concept hégélien de Bildung, qui permet de penser la formation d’une seconde nature au sein d’une première, « le développement de l’autre au sein du même ». L’être humain, dans cette perspective, est l’animal qui se fait lui-même. Bien que produit de l’évolution, il est le seul à ne pas être totalement déterminé par les lois de son espèce. La raison apparaît dès lors comme une potentialité naturellement développée par les êtres humains. « Je ne pense pas, souligne McDowell cité par Le Goff, que la seconde nature, acquise par un être humain au cours de sa maturation normale, soit distincte de quoi que ce soit de spécifiquement humain. »

Mais, s’interroge-t-elle, les êtres humains, parce qu’ils possèdent le langage, sont-ils les seuls, comme le pense McDowell (et également, entre autres, Donald Davidson) à avoir des attitudes propositionnelles ? Les deux derniers chapitres de l’ouvrage (« Des animaux » et « La vie dans le langage ») s’emploient à inventorier les raisons de refuser l’approche de McDowell. On ne peut, selon l’autrice, mener de front jusqu’au bout les deux objectifs (de la commune naturalité avec les autres animaux et de la différence radicale). Il existerait une difficulté substantielle à « trouver des termes qui caractérisent ce qui est à la fois le même et l’autre et, par suite, à penser la parenté profonde entre eux et nous », difficulté commune à McDowell et à Bimbenet. Pour la surmonter, Anne Le Goff propose de considérer les traits de chaque espèce animale dans sa relation à son propre milieu. Cette perspective la conduit à faire sienne l’idée de Dominique Lestel selon laquelle l’être humain est un animal particulier et non un animal spécial : dès lors, « la spécificité humaine n’implique pas qu’elle se distingue de toutes les espèces animales ».

Anne Le Goff, L’animal humain

Il conviendrait donc de se demander ce que signifie mener une vie dans le langage, de façon que le langage ne soit plus le lieu d’une différence radicale entre humains et animaux. Anne Le Goff emprunte à Wittgenstein la notion de forme de vie afin d’éclairer les comportements animaux, de les « penser comme totalité unifiée des traits de la vie des animaux (humains et non humains) ». Anne Le Goff se refuse à reléguer l’animal aux confins de la raison, voulant voir dans la façon dont chaque espèce investit son milieu une forme d’articulation des règles et de la vie. Les traits propres à une certaine forme de vie ne prennent donc sens qu’en son sein. L’intelligence humaine n’est pas, soutient-elle, l’aboutissement du développement du vivant sous toutes ses formes. Mais celui qui accorde de l’intérêt à la différence anthropologique ne soutient pas pareille thèse, laquelle ne peut être défendue du point de vue de la biologie de l’évolution. Dans son désir d’ôter l’essentiel de sa valeur heuristique au concept de seconde nature, l’autrice ne parvient pas à rendre compte de ce qui singularise véritablement l’humain et elle se place résolument dans une optique continuiste.

Aussi, malgré la force argumentative de l’ouvrage, nous rangeons-nous parmi ceux qui pensent que la différence anthropologique est radicale. En effet, l’être humain possède un trait remarquable, l’attention conjointe, soit la capacité de détecter les intentions de l’autre, c’est-à-dire d’accéder à des états mentaux qui ne sont pas les miens (Merleau-Ponty parle de « multiplicité perceptive » pour décrire la possibilité toujours donnée à notre point de vue de se déprendre de lui-même pour s’échanger avec d’autres). Cette capacité est-elle, en tant que telle, anthropologiquement définitoire ? Elle semble être possédée par d’autres espèces de primates (même si les grands singes paraissent, contrairement aux humains, très généralement incapables d’attribuer de fausses croyances à leurs congénères). Ce qui, en revanche, nous caractérise est notre motivation à partager nos états mentaux, à faire part de nos désirs et de nos croyances.

« L’intentionnalité partagée » est donc le produit de la capacité sophistiquée à comprendre les états mentaux des autres et, surtout, de notre désir d’échanger à leur sujet. Michael Tomasello évoque « l’effet cliquet » de la transmission culturelle pour insister sur le fait que chaque génération se développe en héritant des outils (matériels et intellectuels) créés par les générations antérieures (Origins of Human Cognition, MIT Press, 2008). La cognition humaine se déploie à la fois dans le temps phylogénétique (où notre espèce apprend à développer une manière spécifique de comprendre ses congénères), dans le temps historique (où elle crée des artéfacts matériels et symboliques) et dans le temps ontogénétique (où les bébés humains absorbent tout ce que la culture met à leur disposition et développent des modes spécifiques de représentation cognitive).

La cognition culturelle modifie donc fondamentalement le processus même de l’évolution cognitive. Les travaux de Tomasello donnent une forte crédibilité au rejet d’une hypothèse continuiste. La spécificité de la structure prédicative exprime une irréductible différence anthropologique, l’animal non humain étant, contrairement à nous, incapable d’articuler, la syntaxe et la sémantique. La démonstration d’Anne Le Goff aurait gagné à réfuter une perspective dont, à l’évidence, elle n’ignorait pas l’existence.

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