Histoire d’un empoisonnement mondial

Quel objet stimulant que le sucre pour parcourir notre histoire mondiale ! Traverser les siècles et les empires, s’amarrer à une île puis plonger dans les assiettes de celles et ceux qui nous ont précédés en suivant ce produit qui n’a d’innocent que la blancheur. Le sucre est à la fois notre grande passion gustative, et ce depuis le délicieux miel qui habite aussi bien la mythologie grecque que le Coran ou la Bible, et la cause des pires maux de notre histoire. La culture de la canne est, en effet, au cœur du crime contre l’humanité qu’est l’esclavage, des plus terribles déforestations, et elle est responsable de cette question de santé publique majeure que constitue l’obésité. L’historien anglais James Walvin s’en est saisi et nous offre un essai très documenté, Histoire du sucre, histoire du monde.


James Walvin, Histoire du sucre, histoire du monde. Trad. de l’anglais par Philippe Pignarre. La Découverte, 300 p., 22 €


L’efficace ouvrage de James Walvin raconte la longue histoire de la corruption du monde par le sucre. L’historien s’intéresse moins aux représentations qu’à l’histoire sociale et économique, ce qui fait de cette synthèse un récit passionnant et précis qui commence par une énigme : « comment le monde a-t-il pu se laisser empoisonner par cette marchandise hors du commun ? ».

À l’origine, il y a un produit d’une extrême rareté, fait avec de la canne à sucre, en Inde dès 260 avant J.-C. et dont l’usage se déplace ensuite en Afrique, au Moyen-Orient et vers le bassin méditerranéen. Pendant la dynastie Ming, du milieu du XIVe siècle jusqu’au milieu du XVIIe siècle, il devient une marchandise de choix pour le commerce chinois en Asie. Quant à la rencontre des Anglais avec le sucre, elle a lieu en Palestine en 1095-1099 : il sauve de la famine les Croisés, qui le rapportent en Europe dans leurs bagages. Le succès est immédiat et la rareté du sucre encourage vite les marchands à en faire commerce. Le monde entier cède à ce nouveau goût. En France, on l’utilise pour trois fonctions : adoucir un plat ; conserver des fruits, des fleurs et des légumes ; mouler des décors et des sculptures. Ces sculptures de sucre font sensation dans les cours d’Europe. James Walvin nous fait découvrir, alléchant nos papilles, ces œuvres éphémères disparues.

James Walvin, Histoire du sucre, histoire du monde

Champs de cannes à sucre en Martinique (1894) © Gallica/BnF

Mais, derrière le plaisir, un danger pointe chez les amateurs : le sucre gâte les dents. Louis XIV, à quarante ans, est un souverain sans dents. Le sucre a beau faire des ravages en bouche, sa popularité ne fait que croître en dépit de la mode des dents blanches. Il faut donc fournir le marché en plein développement ; l’esclavage en est le prix, pour reprendre le mot de Candide. C’est ici que le livre de James Walvin est le plus intéressant. Il montre en effet comment on importe de la canne à sucre à partir des Canaries, puis de l’île de Sao Tomé vers les Amériques, comment le sucre brésilien est jusqu’en 1630 sans concurrent, comment les colons des  Caraïbes, s’appuyant sur des financements et des marchands européens, firent de la Barbade, de la Jamaïque et de Saint-Domingue le centre mondial de production, et comment la culture de la canne fut la plus adaptée aux grandes plantations et au système esclavagiste.

L’historien anglais révèle ainsi que la vogue croissante du sucre a encouragé le développement de l’esclavage : dans les années 1790, « 80 000 Africains débarquaient chaque année, la grande majorité au Brésil et dans les Caraïbes. Plus d’un million sont arrivés en Jamaïque, presque 500 000 sur la petite île de la Barbarde. Même la minuscule île de la Dominique a reçu 127 900 Africains ». Le livre détaille la manière dont les esclaves travaillaient, répartis en brigades : une première, composée des hommes les plus forts, coupait la canne ; une deuxième et une troisième brigades – hommes, femmes et enfants – avaient pour rôle de la ramasser et d’en faire des ballots à charger sur des charriots pour les emporter à l’usine ; d’autres esclaves plus expérimentés procédaient au broyage, à la cuisson et à la filtration pour obtenir le jus. La mélasse et le sucre étaient mis en barrique et transportés jusqu’au rivage où ils partaient pour être raffinés dans de lointains ports, Anvers ou Amsterdam.

Si ce système perdure, comme le souligne l’auteur, c’est que, à l’exception des esclaves, il satisfait tout le monde – armateurs, marchands d’esclaves, colons, compagnies de sucre et consommateurs. Pour répondre à la demande, à la « révolution du sucre », le nombre d’esclaves croît mais aussi le périmètre des terres cultivées ; la canne a raison de la forêt tropicale sur bon nombre d’îles. À la Barbade, dès 1650, la majeure partie de la forêt du centre de l’île a été détruite et, quinze ans plus tard, toute sa surface est déboisée. La culture de la canne est donc l’un des mobiles principaux d’un crime contre l’humanité mais aussi contre l’environnement : elle constitue « un énorme sacrifice des écologies originelles de la région ».

James Walvin, Histoire du sucre, histoire du monde

Coupe des cannes à sucre à la Réunion (1911) © Gallica/BnF

L’histoire du sucre suit également l’histoire des abolitions de l’esclavage ; c’est ainsi que Cuba devient à la fin du XIXe siècle le principal producteur du sucre consommé aux États-Unis. James Walvin écrit de belles pages sur la manière dont cette île devient, grâce au trust américain du sucre, une annexe esclavagiste à quelques heures des côtes de la Floride. À chaque fois qu’un pays met fin à l’esclavage, les planteurs ont recours à une autre forme d’exploitation, en faisant appel à des « travailleurs forcés », d’abord massivement recrutés en Inde et embarqués via Calcutta, puis de Chine vers les plantations caraïbéennes.

La révolution du sucre est considérable. Les marchands ont associé dès le début le commerce du sucre à celui du café et du thé, mais aussi du rhum. Sur les îles, ce ne sont pas seulement des champs de cannes qui couvrent le territoire mais aussi de petites industries locales, raffineries et distilleries. Un prolétariat pauvre se constitue : il faut imaginer le paysage de la Martinique, de la Guadeloupe, de la Dominique ou encore d’Haïti avec des centaines de moulins à vent, les cheminées des usines et des distilleries.

À l’usage alimentaire du sucre s’ajoute la consommation de l’alcool qui devient sur place et en Amérique du Nord une véritable valeur d’échange, « une sorte de monnaie », écrit James Walvin. Vers 1800, la mécanisation de la coupe et la modernisation des méthodes de production, accompagnées de l’arrivée des travailleurs forcés, contribuent à accroître plus encore les possibilités d’inonder le monde entier de sucre. Lorsque Fidel Castro prend le pouvoir à Cuba, c’est en Floride qu’on se met à cultiver la canne, en faisant appel à des travailleurs immigrés mexicains cette fois. Rien ne semble devoir contrarier la folle passion mondiale pour le sucre, qui se trouve au cœur des accords d’échanges commerciaux internationaux au XXe siècle ; durant les conflits mondiaux, on veille à ce que les populations puissent en acheter. Malgré la tentative de développer une autre forme de sucre, le sucre de betterave, rien n’y fait : la dépendance au sucre de canne est sans limite.

James Walvin, Histoire du sucre, histoire du monde

Chargement des cannes à sucre à la Réunion (1911) © Gallica/BnF

James Walvin consacre plusieurs chapitres à montrer comment ce produit a été introduit dans l’alimentation des plus riches, mais aussi des plus pauvres, au point d’en devenir un des éléments incontournables – les amateurs de pâtisserie apprendront que le glaçage au sucre est apprécié aussi bien sur les gâteaux de mariage de la bourgeoisie que sur les beignets des petits-déjeuners quotidiens. Se concentrant plus spécifiquement sur le monde anglo-saxon, l’historien rapporte que les enquêtes sociales sur le monde ouvrier de la fin du XIXe siècle mettent en évidence que la confiture a joué un rôle essentiel dans cette « sucréfication » de l’alimentation – le repas du prolétariat consistant en des tartines de confiture recouverte de sucre.

Au cours du second XXe siècle, les sodas, puis la restauration rapide, alimentent la dépendance au sucre. Les derniers chapitres sur l’obésité sont moins convaincants, même s’ils sont nécessaires, on le comprend, pour clore un ouvrage qui s’est ouvert sur la mise sur le marché par la firme Coca Cola en 2016, à grand renfort de publicité, d’un produit auquel « il manquait quelque chose ». Car le livre de James Walvin se veut un panorama éclairé et exhaustif de notre rapport au sucre. L’objectif est atteint, même si la dimension culturelle manque parfois.

Ainsi, on regrettera que cette histoire ne croise pas davantage celle de la médecine, et la maladie du sucre qu’est le diabète. De même, on aurait aimé plonger dans l’imaginaire que le sucre a produit, par exemple dans celui des pommes d’amour et de la barbe à papa des fêtes foraines, ou encore dans celui, enfantin, du sucre d’orge et du bonbon. À n’en pas douter, sans rien enlever à son histoire atlantique, ces développements auraient offert un éclairage utile sur l’étrange rapport que nous entretenons avec cet irrésistible produit. Car cette histoire du sucre est d’abord l’histoire de la manière dont a été inventé un nouveau plaisir.

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