La vie des choses

Il faudrait parvenir à nommer la singularité de La société Lumière, sa densité déroutante, pour mieux saisir la rupture qu’annonce le premier livre de Fabien Courtal. Les textes à la force brute rassemblés se dérobent à notre compréhension en même temps qu’ils la refaçonnent. On ne peut s’empêcher de réévaluer à l’aune de celui-ci d’autres livres lus qui nous apparaissent alors comme des fantômes pâles mais bavards, au mieux distrayants. Dans La société Lumière, la littérature fait penser, et bouleverse.


Fabien Courtal, La société Lumière. L’arbre vengeur, 192 p., 13 €


À la surprise initiale devant cet objet nouveau succède l’identification rassurante – on reprend pied – d’une filiation directe avec d’autres « grands » : l’inadéquation du Malone de Samuel Beckett, l’incommunicabilité des êtres de Virginia Woolf, la fatigue existentielle des personnages de Ludwig Hohl. Mais ces thèmes rebattus se fondent en une matière visionnaire propre à Fabien Courtal. Les humains qu’il dépeint sont des coquilles creuses dont le seul moteur est de graviter autour d’images, comme des insectes attirés par la lumière. Des séquences de film, des peintures murales, des affiches, des reflets sur un hublot, un sol humide, s’accumulent, se suivent sans rapport et noircissent les pages : « Le masque de bois d’un bouddha », « Une tête de loup les dents découvertes », « des foules, des soldats sur un quai, un camp de nomades ». L’écriture virtuose de ces images, variations « ekphrastiques » façon László Krasznahorkai, remplace tout récit personnifié. Aucunement animées par une quelconque notion du beau ou de l’agréable, sans parler de l’utile, elles existent simplement, autonomes, vides d’hommes. Ces visions sont en fait les seules présences réelles du livre.

Fabien Courtal, La société Lumière

Fabien Courtal © Jean-Luc Bertini

À l’inverse, humains, animaux, objets, forêts et villes, sont ici tous voués à une survivance douceâtre, et vaine. Fabien Courtal les présente comme frappés d’une même déperdition et les écrit ensemble comme des catégories sans contenu, des spectres d’eux-mêmes. À tel point qu’ils semblent perméables et se communiquent les mêmes symptômes : le silence règne, il n’y a pas un seul dialogue, on évolue dans des « tableaux muets » où « la forêt ne fait aucun bruit, comme si le vent l’avait désertée et que toutes les bêtes étaient tendues dans le silence ». Corps humains et animaux sont les uns comme les autres des agrégats « de poussière sensible que le moindre geste aurait fait s’émietter ».

Tout ce monde, entre être et chose, n’existe plus que par la force de l’inertie. Aux humains de Fabien Courtal, il ne reste que des regards troubles car inhabités, incapables de se reconnaître eux-mêmes dans un miroir comme de créer du sens à partir des visions qui les assaillent avant de finalement se désagréger en « pensées brouillonnes et fugitives ». On passe de la narration extérieure aux pensées des personnages comme si ces derniers n’étaient qu’un long courant d’air, sans limites extérieures. Bien que les points de vue changent d’un texte à l’autre, toutes les voix se ressemblent et s’annulent dans une même vacuité qui rend la notion d’individu obsolète. L’écrivain va jusqu’à se défaire complètement de ses personnages, les faisant disparaître au milieu d’une nouvelle pour laisser la place à la description d’un lieu, un « désert d’hommes ».

La société Lumière dit le déni résigné de femmes et d’hommes qui, ne pouvant faire face au monde qui les entoure, sont condamnés à se désintégrer. Ce lent délitement généralisé des êtres couve une violence sans nom, manifeste dans les nombreuses images de mort, de carnages, de destructions – toujours suicidaires. Sur les fresques peintes d’une maison en ruine un homme jeune se retire les yeux, s’arrache la peau puis s’enfonce un couteau dans le ventre ; un conférencier analyse une photographie d’un homme nu, à la tête arrachée, et pendu à un arbre  « par un effet de sa volonté seule » ; il apparaît à certains que « respirer n’était qu’une habitude ancienne et dispensable ». D’une façon ou d’une autre, tous ces personnages  essaient muettement de se soustraire à eux-mêmes. Cette société Lumière s’enfonce dans une grande obscurité, comme la promesse d’un repos interdit à ces êtres en demi-éveil. Le temps d’une fin de phrase, de quelques mots qui passent presque inaperçus, Fabien Courtal effectue un pas au-delà pour suggérer une sortie hors du monde et de l’existence et dire des abîmes, des abysses, un temps immémorial, « une époque trop reculée pour que non seulement la maison existât mais que même il y eût des hommes pour en bâtir », un temps encore impensé, « le midi sans soleil d’un seul et infini jour faste », enfin une autre terre « d’une espèce neuve, plus sombre que l’air ».

Fabien Courtal, La société Lumière

Fabien Courtal écrit des apparences de nouvelles, comme par complaisance pour des convenances désuètes, frappées elles aussi d’inanité. Les mêmes éléments ressurgissent dans toutes, menant à l’effacement de leurs frontières. Presque systématiquement, on retrouve des sons « mats », des personnages prostrés, solitaires, les mains ballantes entre leurs cuisses, des arbres, dessinés, réels ou imaginés, ou encore Buridan, personnage beckettien qui fait plusieurs apparitions. Ces textes se chevauchent et se recoupent jusqu’à se confondre eux aussi dans notre esprit, exactement comme ces images projetées sur un mur qui sont « une succession de tableaux figés », où chacun « interdit tout souvenir de celui qui précède et dont pourtant rien ou presque ne le distingue ». Loin d’un tout fini, qui se voudrait cohérent et maîtrisé, La société Lumière revendique une certaine gratuité désordonnée, à l’image de ces lampes d’intérieur qui illuminent un torrent, « sans autre utilité que d’éclairer ce qui n’est pas même un chemin ». Un personnage découpe des lambeaux de pages d’un roman puis les réassemble au hasard. La société Lumière préfigure une littérature sans ego, sans geste unificateur, sans contrôle. Sans domination ?

L’écrivain accomplit ainsi formellement ce qu’il poursuit dans son esthétique, c’est-à-dire montrer le renversement d’un ordre des choses présenté comme moribond. Cela se traduit par des images quasi subliminales où des oiseaux nichent à l’abri d’une « falaise de buée », des poissons dorment « sur les branches basses de certains arbres poussés sur la mer », et où un « arbre inverse, oublieux de l’ordre des choses » croît en se soudant aux membres d’un cadavre. La douce aigreur de Fabien Courtal, trop subtile pour être catastrophiste, s’exprime et se résorbe simultanément dans l’écriture puisque c’est en elle que se loge l’intensité perdue partout ailleurs. Comme si toute la vie des choses avait été pompée par la littérature. Du premier au dernier mot, Fabien Courtal se tient au plus près de ces visions avec une précision qui touche au mirage. Car il ne s’agit pas tant de faire voir que de redonner un corps aux mots, pour imposer l’écriture comme la dernière entité tangible au milieu de ce glissement du tout. Sa façon d’écrire est aux antipodes de ce qu’il décrit : alors que ses personnages sont prévisibles et mornes, ses moindres formulations sont au contraire d’une sophistication, d’une densité et d’une étrangeté saisissantes. Le décalage entre les deux est vertigineux.

Dans ce décalage se trouve un espace qui exige de nous une vraie présence et qui venge la littérature. La société Lumière nous interdit de lire comme s’il s’agissait d’une activité vide de sens. Son écriture nous force à creuser, à relire, à tâtonner autour du mystère qu’elle abrite – le mystère d’une condition profonde, qui serait la nôtre.

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