L’histoire en bas de page

Un jour, on pourrait écrire une histoire des avertissements au début des films, voire – ils y sont moins récurrents – des romans : ces graves placards qui préviennent du statut imaginaire des événements racontés (et semblent nous dire : « ne faites pas de procès, tout est inventé ! ») ; ou qui, à l’inverse, soulignent leur valeur documentaire (suggérant alors : « voici des faits, des vrais, bien solides, bien historiques, vérifiés conformes »). Le premier des multiples détournements auxquels se livre Alessandro Mercuri porte sur cette tradition judiciaire, devenue une puissante convention qui n’est pas sans influencer nos relations aux œuvres. Au début de Guadalupe, California, il est en effet écrit en petits caractères : « Avertissement. Holyhood n’est pas Hollywood ». Ce premier volume d’un ensemble intitulé, bien entendu, Holyhood, commence donc par une note de bas de page.


Alessandro Mercuri, Holyhood. Vol. 1 – Guadalupe, California. art & fiction,  212 p., 12 €


Au « bois de houx » (Hollywood), l’écrivain et réalisateur franco-italien publié chez l’éditeur suisse art & fiction préfère donc le « quartier sacré » (Holyhood). Son narrateur lui ressemble fortement – on doit à l’un comme à l’autre un film sur une expérience extraterrestre. Il a quitté Paris pour Koreatown, haut lieu de tournage de films noirs à Los Angeles. Il habite un immeuble qui a servi de décor. L’histoire de Holyhood aurait pu être concentrée sur cela. Mais voilà : certains personnages sont Ulysse, Don Quichotte et Philip Marlowe à la fois ; avant de rentrer chez eux et de raconter leur aventure, ils doivent résoudre une énigme, et les fictions vont peut-être les y aider.

Alessandro Mercuri, Holyhood. Vol. 1 - Guadalupe, California

Cecil B. DeMille avec les Tables de la Loi, dans le trailer des « Dix Commandements » (1956)

Celui-là a une obsession, pour des décombres monumentaux – les décors enfouis dans le sable des Dix Commandements, tourné par Cecil B. DeMille en 1923 sur la plage de Guadalupe. Est-ce tout ? Pas encore. Le voyage à Guadalupe depuis L.A. étant aussi court que cette enquête sans questionnement, le « site archéologique cinématographique » sert surtout de McGuffin hitchcockien à une digression obsessionnelle sur des congruences, des connotations, des échos, à la mise en branle d’une conscience paranoïaque voyant la main de la fiction partout dans l’histoire (avec l’Éloge de la folie d’Érasme en exergue), enfin à une collection de données et de références – en particulier de noms propres – tournant à la saturation, mais ouvrant à une rêverie infinie. De l’histoire du nom Californie à celle du panneau Hollywood du mont Lee, les éléments montés-collés sont si nombreux, si reliés et si condensés que leur combinaison sème le doute sur leur propre validité ; et c’est justement parce qu’ils sont présentés la bouche en cœur comme « de simples faits » qu’ils ont quelque chose de troublant, et de désirable.

Ces éléments documentaires (parmi lesquels des images d’archives) déclenchent la fantasmagorie du narrateur, et la nôtre avec la sienne. Tout cela est vrai, et pourtant on croit rêver ! Par ce paradoxe, Alessandro Mercuri accompagne notre temps et questionne ses œuvres, souvent pétrifiées par la fascination pour « le réel » et tirées en arrière par une mémoire bégayante. Nos lointains ancêtres d’avant la modernité s’interrogeaient peut-être plus volontiers sur les merveilles de l’imaginaire et les éventualités de l’avenir – ce que n’a pas manqué de faire la pandémie qui occupe désormais notre imaginaire.

Alessandro Mercuri, Holyhood. Vol. 1 - Guadalupe, California

Plus qu’à un trajet, le voyage à Guadalupe s’apparente à une dérive : entre figure de geek et figure de troll, cet amateur d’histoire et de cinéma auquel il n’arrive rien est détourné de son objectif par son recours systématique à la note de bas de page – le pain béni des érudits comme des affabulateurs. Cette merveille que peut devenir la note bien maniée est sur-représentée dans les sciences sociales (son usage tient quasiment lieu de rite de passage chez les jeunes chercheurs, sa mise en valeur passe pour un gage de scientificité chez certains de leurs aînés), mais elle reste souvent le parent pauvre de la littérature. Sa présence sera vue au mieux comme la marque ludique d’une transgression, en dépit d’une histoire déjà longue, quoique marginale – on peut lire, à ce sujet, le beau livre d’Anthony Grafton, Les origines tragiques de l’érudition. Une histoire de la note en bas de page (trad. de l’anglais par Pierre-Antoine Fabre, Seuil, 1998). Les Anglo-Saxons (Thomas de Quincey, Nabokov, Danielewski…) lui ont donné ses lettres de noblesse il y a longtemps ; chez les francophones, qui approchent à grand peine ce domaine malgré Perec (« J’aime beaucoup les notes de bas de page, même si je n’ai rien à y préciser », dans Espèces d’espaces) et Barthes (S/Z, Fragments d’un discours amoureux), les plus récentes incursions dans ce domaine de contre-érudition et de haute technologie littéraire sont les fictions de Pierre Senges ou le récent recueil de poésie de Benoît Casas, Précisions (Nous, 2016). Ce montage de 2 458 extraits de notes de bas de page est lui-même né du livre fondateur de Gérard Wajcman, L’interdit (Denoël, 1986 ; Nous, 2016). À la manière des disparus et de leur langue, le corps du texte s’absente ; restent 207 notes et un commentaire, pour un récit endeuillé.

Ce Holyhood, volume 1, n’est donc pas le premier à jouer de la note ; son originalité consiste à l’utiliser pour faire avancer autant que reculer la narration, pour mettre en doute notre croyance dans les discours sur l’histoire, en nourrissant la porosité entre l’histoire des fictions (avec pour objet un tournage) et la fiction dans l’histoire (avec pour thématique de prédilection la manipulation de l’information et des images, c’est-à-dire la propagande). Dans un précédent livre (Le dossier Alvin, art & fiction, 2014), Alessandro Mercuri s’intéressait à une île dont le seul nom existe, en même temps qu’aux 4 702 missions d’un submersible américain de la guerre froide, dont il publiait la liste… Après un engin de mort, il prend pour objet un cinéaste droitier – l’Histoire est écrite par les vainqueurs.

Alessandro Mercuri, Holyhood. Vol. 1 - Guadalupe, California

« Les Dix commandements » de Cecil B. DeMille (1923)

Le travail de la note de bas de page, cet infini commentaire, va inverser les rapports entre le centre et la périphérie de l’Histoire, en inversant ceux de la source et de son commentaire (l’une des rares pages sans note étant constituée d’une citation). Alessandro Mercuri farcit son texte, pourtant assez court pour être lu d’une traite, de renvois de renvois et de notes de notes de notes. Il intègre des signalements d’iconographie, intitule une troisième partie « L’invasion des notes de bas de page » (ô, Don Siegel !) et parvient à ce tour de force (à la page 121) : un texte qui suit sa note, et non l’inverse. Ouf ! Ne serait-ce finalement qu’une vaine pyrotechnie littéraire, entre acrobatie d’otarie et tours d’assiette sur baguette ?

Reconnaissons que Holyhood frôle le carton. La raison en est simple : la quête du narrateur n’est jamais motivée ; son adresse n’est pas claire non plus ; en bref, il ne s’inscrit nulle part, et par conséquent peut difficilement aller ailleurs. Mais on dirait qu’Alessandro Mercuri s’en contrefiche. Par le truisme et la tautologie, la prise au mot, la digression, l’association d’idées, sa joyeuse contrefaçon célèbre la facétie. Elle réfléchit joyeusement, par ses artifices, un rapport problématique à l’Histoire telle qu’elle fut écrite ; elle met du poil à gratter dans notre assurance sur ce qui a eu lieu ou non, tout en montrant qu’il n’y a pas plus bizarre, plus fascinant que certains faits – si on sait les repérer et les relier, les écrire. Ce livre de contrebande et de sabotage ne veut pas choisir entre réel et image, souvenir et rêve ou fantasme, Histoire et fiction – il associe, il confond, en riant dans un grand rire, pour sortir du cauchemar. Un peu comme si les romans de W. G. Sebald et de Patrick Modiano devaient être réécrits par Laurence Sterne et Jonathan Swift.

Faudrait-il se méfier des leurres d’Alessandro Mercuri et leur préférer de bons vieux faits objectifs ? Dans une note de bas de page, il cite la première séance de La préparation du roman de Roland Barthes : « Mieux valent les leurres de la subjectivité que les impostures de l’objectivité ». Un deuxième volume de Holyhood, intitulé Guadalupe, México, est déjà annoncé.

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