Quand l’Amérique parlait français

L’Amérique fantôme de Gilles Havard exhume un chapitre enfoui du récit américain, celui des aventuriers francophones. D’après les itinéraires d’une dizaine de Français venus explorer, coloniser ou s’enrichir, l’historien, français lui aussi, prolonge le travail entrepris dans ses livres précédents, en faisant miroiter une autre issue possible de l’Histoire : celle d’une Amérique du Nord française. Ses fondements sont considérés dans l’étude de l’historien Éric Thierry, La France de Henri IV en Amérique du Nord, centrée sur les débuts québécois de cette aventure.


Gilles Havard, L’Amérique fantôme. Les aventuriers francophones du Nouveau Monde. Flammarion, 656 p., 26 €

Éric Thierry, La France de Henri IV en Amérique du Nord. De la création de l’Acadie à la fondation de Québec. Classiques Garnier, 504 p., 34 €


Au mur de mon appartement parisien se trouve une affiche que j’ai depuis mon enfance à Milwaukee : la reproduction d’une carte intitulée « Partie Occidentale de la Nouvelle France ou Canada, Par M. Bellin Ingénieur de la Marine, 1755 ». Elle me sert de point d’ancrage. Enfant, je la retrouvais après les week-ends passés dans l’immeuble de mes grands-parents, situé à côté de Juneau Park que domine la statue d’un Français, Salomon Juneau, fondateur et premier maire de notre ville. L’affiche était encore là lorsque je rentrais du Nicolet High School, lycée portant le nom de Jean Nicolet, explorateur qu’on retrouve dans le livre de Gilles Havard. Je la voyais aussi après mes flâneries en centre-ville, sur le campus de Marquette University, du nom du père Jacques Marquette, missionnaire jésuite. Dans les années 1980, l’affiche trônait toujours chez nous quand, installé sur la côte Est mais ayant laissé ma chambre d’enfant intacte, je rendais visite à mes parents. L’été, je la saluais avant d’aller au festival « Bastille Days », célébration annuelle en l’honneur des origines françaises de Milwaukee.

Gilles Havard, L’Amérique fantôme. Les aventuriers francophones du Nouveau Monde.

« Carte de la Nouvelle-France, dressée sur les mémoires les plus nouveaux recueillis pour l’établissement de la Compagnie françoise d’Occident » par Nicolas De Fer (1719)

Tout cela me revient à l’esprit en lisant l’introduction du livre de Gilles Havard, qui prétend que l’Amérique du Nord aurait effacé la mémoire de son passé français. Affirmation qui suit le récit d’une rencontre avec « l’Amérique de la marge » incarnée par un Amérindien du Dakota du Nord, lors de laquelle celui-ci offre un cadeau à l’auteur en proclamant : « From a Frenchman to a Frenchman ! » Selon l’historien, cette revendication francophile fait figure d’exception dans une Amérique amnésique : « Engloutie tant par la Grande Histoire que par le puissant imaginaire des westerns, cette Amérique de la marge a été occultée par le récit héroïque et prédéterminé de la conquête de l’Ouest, qui met en scène le triomphe de la civilisation anglo-américaine sur la sauvagerie amérindienne et, incidemment, sur la francophonie de l’intérieur du continent.[…] Dans cette geste états-unienne, les individus d’origine française n’étaient appelés à se voir reconnaître qu’une part dérisoire et vite désuète ».

Cette Amérique « marginale », c’est la mienne ! Et si beaucoup d’Américains l’ignorent, ils ne sont pas les seuls : Havard s’adresse à ses compatriotes français afin de les éclairer sur leur passé outre-Atlantique. Son étude passionnante suit le sillage d’un essai précédent, co-écrit avec Cécile Vidal, intitulé Histoire de l’Amérique française (Flammarion, 2003), où les auteurs trouvaient plusieurs causes à l’oubli hexagonal : la disparition du premier Empire colonial avant la Révolution, « événement fondateur » de l’identité contemporaine ; la vision actuelle du projet colonial comme un « péché » ; et l’approche de l’école des Annales mettant l’accent plutôt sur des réalités économiques, sociales et culturelles. Néanmoins, la superficie de cette terre fut considérable – comme on le voit sur la carte dont j’ai parlé –, fait confirmé par Chateaubriand : « La France possédait autrefois, dans l’Amérique septentrionale, un vaste empire qui s’étendait depuis le Labrador jusqu’aux Florides, et depuis les rivages de l’Atlantique jusqu’aux lacs les plus reculés du haut Canada. »

Gilles Havard, L’Amérique fantôme. Les aventuriers francophones du Nouveau Monde.

Dans son nouveau livre, Havard s’attaque à une tâche monumentale : faire connaître la vie quotidienne au sein de cet espace durant trois siècles, de 1550 à 1850. S’inspirant de Lévi-Strauss, il examine la période « conradienne » du continent américain, quand tout n’était pas encore joué, avant que la « Destinée manifeste » des Anglo-Américains ne s’impose, époque pendant laquelle les cultures des indigènes et des envahisseurs ont cohabité. Pour ce faire, il cherche à restituer, comme Paul Veyne, le « roman vrai » d’une dizaine de personnes – des « truchements » ou « coureurs de bois » pour reprendre les termes utilisés dans les sources – choisies selon l’un des critères suivants : la qualité de leurs écrits, leur notoriété contemporaine, ou l’existence de traces de « vies minuscules » – telle une gravure représentant la mort d’un truchement au XVIe siècle en Floride, ou une petite plaque de plomb découverte par une adolescente dans le Dakota du Sud en 1913, relatant les aventures d’un obscur duo d’explorateurs français des Grandes Plaines au début des années 1740.

Cela donne dix épopées fascinantes et parfois rocambolesques. J’ai un faible pour l’histoire de Pierre-Esprit Radisson, non seulement par fidélité pour une chaîne hôtelière fondée dans l’État voisin du mien, mais aussi parce que son aventure rappelle celle de Joseph dans l’Ancien Testament. Par ailleurs, le chapitre consacré à Étienne Brûlé est passionnant par les détails qu’il offre sur l’organisation de la vie tribale, dont le domaine érotique, aspect déjà abordé, de façon plus caricaturale, dans des westerns.

Et si la Nouvelle-France avait réussi à résister aux Anglo-Américains, à quoi ressemblerait le monde d’aujourd’hui ? À Milwaukee, aurais-je grandi dans la culture française, voire latine, plutôt que dans une ambiance néo-puritaine dominée par le sport, l’argent et la technologie ? Quand, à partir du XXe siècle, l’Amérique a envoyé ses troupes, ses films et ses séries télévisées sur le Vieux Continent, aurait-elle répandu la francophonie au lieu de la langue et de la culture minimalistes – mais « efficace » ! – de Trump, John Wayne et Game of Thrones ? C’est une question que je me pose en regardant mon affiche, où le nom de notre banlieue – Fox Point – ne figure pas, mais où notre État est désigné, en partie, par le nom « Pays des Renards ».

Gilles Havard, L’Amérique fantôme. Les aventuriers francophones du Nouveau Monde.

« Carte de la partie occidentale de la Nouvelle-France, ou du Canada, réalisée par M. Bellin, ingénieur de la Marine royale, afin de mieux comprendre les questions politiques actuelles en Amérique » (1755)

Éric Thierry, dans La France de Henri IV en Amérique du Nord, évoque les débuts de cette Amérique « de la marge ». Bien que le roi fût favorablement disposé à la colonisation, il ne s’y est jamais vraiment engagé, déclarant au gouverneur de l’Acadie en 1607 : « Allés […] je trace l’édifice ; mon fils le bastira ». Il préférait reconstruire son royaume en Europe. Faut-il considérer qu’il a échoué en Amérique du Nord ? Thierry souligne des résultats positifs dans les domaines de l’exploration, de la cartographie, de l’adaptation à l’environnement local et des alliances géopolitiques avec des autochtones.

Aujourd’hui, aux États-Unis, peut-on déceler des traces de l’aventure française hors de la métropole de Milwaukee ? La culture contemporaine a-t-elle gommé l’ère « conradienne » ? N’en déplaise à Gilles Havard, à partir des années 1970, Hollywood a bien évolué. On pense au pilote de La petite maison dans la prairie (1974) – où le chef des Osages s’adresse aux pionniers en français, langue employée aussi par le chef des Têtes-Plates dans Jeremiah Johnson de Sydney Pollack (1972). L’Amérindien qui sert de guide spirituel à Johnny Depp dans Dead Man de Jim Jarmusch (1995) est polyglotte, a vécu en Europe, et connaît par cœur la poésie de William Blake. Dans La porte du paradis (Heaven’s Gate) de Michael Cimino (1980), c’est une Française, jouée par Isabelle Huppert, qui gère un bordel, domaine où le génie français – celui de la sensualité – n’a pas d’égal. Et puis il y a des écrits amérindiens pour lesquels la lignée française est fondatrice, notamment chez Louise Erdrich, lauréate du National Book Award. Donc, non, nous n’avons pas oublié nos frères francophones en Amérique du Nord, nous en sommes même nostalgiques. Quant au culte de la Destinée manifeste, personne n’est plus fanatique des westerns que l’intellectuel parisien. C’est en arrivant à Paris que j’ai dû me faire une éducation dans ce domaine, pour suivre la conversation des dîners.

Mais la question de la représentation culturelle est accessoire, même si Gilles Havard l’adopte comme point d’entrée. Ce qu’il faut retenir de L’Amérique fantôme, c’est sa magnifique mise en œuvre de la vision de l’Histoire qu’a pu exprimer Paul Veyne : « L’histoire est une cité  que l’on visite pour le seul plaisir de voir les affaires humaines dans leur diversité et leur naturel, sans y chercher quelque autre intérêt ou quelque beauté.  Plus exactement, on visite, de cette cité, ce qui est encore visible, les traces qui en subsistent ; l’histoire est connaissance mutilée » (Comment on écrit l’histoire, Seuil, 1971). Dans son portrait d’une Amérique mutilée, Gilles Havard nous permet de rêver.

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