Peau d’âne

Figure, sinon de la résurrection pascale, du moins de la métamorphose initiatique, et ce au moins depuis Apulée – né en Algérie et dont L’Âne d’or s’entend dans le titre –, l’âne est au cœur du roman de Chawki Amari, initialement paru en 2014 en Algérie aux éditions Barzakh. Chez Amari, l’animal est mort, il n’est pas sûr qu’il s’en relève, et cette mort provoque la fuite hors d’Alger de trois personnages – une femme, deux hommes, trio bien connu.


Chawki Amari, L’âne mort. Éditions de l’Observatoire, 176 p., 18 €


La mort de l’âne les mène également, entre plaisanteries apparentes et désespoir intérieur, à spéculer : un âne mort pèse-t-il plus lourd qu’un âne vivant ? Au fil des pages, le roman analyse avec une ironie douce-amère les impasses de la société algérienne avant la révolte du Hirak, en 2019, mais il s’interroge aussi, quoique entre les lignes, sur la lourdeur et la prégnance de fantasmes mortifères, qui ont bien d’autres cibles que l’âne.

Dans l’équipée du trio, un peu pieds nickelés, tout se grippe, comme dans leur vie. En témoigne la voiture dans laquelle ils quittent la capitale – emportant dans le coffre le cadavre de l’équidé, tendrement chéri par son propriétaire, fonctionnaire de police influent. Il faut fuir, et vite, car le fonctionnaire est en détresse, l’âne est recherché. Las ! le break a besoin d’une heure de refroidissement toutes les deux heures.

Chawki Amari, L’âne mort En attendant Nadeau

Région de Tamanrasset, Algérie (2003) © Jean-Luc Bertini

Autant d’occasions de discuter, de chercher des solutions : le roman relève alors les  blocages désespérants de la société algérienne, les imbroglios judiciaro-administratifs qui compliquent la vie, rétrogradent l’envie de réussir au registre de projets toujours plus loufoques. Mais il donne libre cours aussi aux jeux de mots, aux  réparties amicales, aux raisonnements mi-érudits, mi-absurdes, à la soif de parole. Ainsi une amie du trio, Amel 4G, tire-t-elle son surnom de la volubilité avec laquelle elle communique le tout-venant de ses idées : importer de l’argent fabriqué en Chine, créer des robinets à sable pour le béton.

Pourtant, et c’est aussi la beauté pessimiste et inquiète de ce roman, l’humour, la drôlerie, le sens de l’anecdote rocambolesque, ne suffisent pas à réparer le monde, ni à faire deuil des espérances entravées. Au fil des pages, à mesure que la narration se concentre sur le désarroi intérieur de chacun des personnages, sur leurs difficultés à se déprendre du poids mort, non seulement de l’âne mais  des rêves anciens, elle laisse aussi délibérément voir le caractère répétitif, compulsif des bons mots, des spéculations extravagantes, qui n’allègent rien, et se lisent aussi comme des réponses systématiques au vertige.

L’échappée du trio les a entrainés sur les hauteurs du Djurdjura en Kabylie. Là, certes, aucune régénération traditionaliste ne les attend. Ils y trouvent cependant, attirés comme une aiguille par son pôle, tout un matériel fantasmatique en la figure d’un libraire, grand érudit (c’est lui qui rappelle, entre autres références, qu’Apulée – Afulay, de son nom berbère – était né en Algérie) et héritier de Kateb Yacine – mais psychopathe. Alors, à la faveur de la montagne, de l’isolement, et d’une aura mythologico-littéraire, le roman de Chawri Amari, qui a définitivement quitté les rives du picaresque, oscille entre rêve, fantasme et réalité, et joue de différentes versions narratives.

À la fin, deux individus, tirant un âne vivant mais banal, désormais dé-mythologisé, redescendent à pied vers la plaine algéroise. Ailleurs, une montgolfière, dite nuptiale, s’envole.  « Que la terre te soit légère », disait-on aux morts en latin, du temps d’Afulay-Apulée, peut-être par culpabilité. C’est bien ce vacillement moral face à la mort de l’autre qu’analyse à sa façon Chawki Amari. Cependant, « l’autre » n’est pas « tout un chacun » et les autres ne meurent pas tous de la même façon. Ici, la mort a quitté l’âne et changé de proie, mais aussi de registre. À la question précédemment citée, « un âne mort pèse-t-il plus lourd qu’un âne vivant ? », le roman invite donc à ajouter une question moins spéculative, sans l’assumer clairement, mais en laissant toute sa violence se déployer, hors fantasme, et hors mythologie littéraire : combien pèse le meurtre d’une femme ? Et les mots pour le dire ?

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