Décamérez ! Le palace (j50)

Du néologisme verbal décamérer : « sortir de sa chambre en restant confiné ». Cinquantième jour de confinement : « l’imagination débordante de la vie ».

Une route, Orient-Occident. Un homme très riche, Nathan, y a fait construire une auberge pour les voyageurs. C’était comme un hôtel de grand luxe, dans lequel le patron, aidé de nombreux employés, recevait les gens pour presque rien. Cette générosité était son plaisir. Elle fut vite célèbre : il prenait soin de tous ceux qui se présentaient à sa porte, riches ou pauvres.

Mithridane était un jeune loup : il avait les moyens, et il voulait la gloire. Il jalousait la réputation de ce généreux voisin, qu’il regardait comme un rival. Son envie était maladive. Il se fit lui aussi construire un palace, pour recevoir les voyageurs dans le luxe, le calme et la volupté.

Un jour, une vieille mendiante se présenta à sa porte – une fois, deux fois, trois fois. À chaque passage, il lui donnait l’aumône. La troisième fois, il donna encore, mais il fit une remarque : « Tu reviens bien souvent ! »

La vieille femme partit en grommelant : « Ô merveilleuse libéralité de Nathan ! Je suis entrée par les trente-deux portes de son palais, je lui ai demandé l’aumône, il a feint de ne pas me reconnaître et me l’a toujours donnée ! Ici, je viens trois fois, je suis reconnue et réprimandée. »

Mithridane avait entendu. Son envie vira à l’obsession. « Cet homme me fait de l’ombre. Tant qu’il sera en vie, mes efforts seront vains. » Il voulait le voir disparaître et avait en tête de très noirs desseins. Le dépit, la fureur nourrissaient sa folie.

Décamérez ! Le palace, ou l’imagination débordante de la vie (j50)

© Gallica/Bnf

Il résolut d’aller, incognito, faire un séjour chez son voisin. Arrivé en vue du palais, à la nuit tombée, il croisa sur la route un vieil homme, habillé très simplement. C’était Nathan. Il ne le connaissait pas, il lui demanda où était l’hôtel. Nathan lui répondit gaiement :

« Monsieur, personne mieux que moi ne peut vous renseigner ! C’est là, je peux vous y introduire avec plaisir.
– Je vous remercie, mais je préfèrerais ne pas être présenté au maître des lieux.
– Très bien », dit Nathan, surpris. Il ne révéla pas son identité et conduisit son hôte au palais.

Nathan confia le cheval de son visiteur à un palefrenier et fit savoir à tous ses employés qu’on ne devait pas révéler à Mithridane qui il était. Ensuite, il le conduisit dans une belle chambre, il le fit servir et lui tint même compagnie.

« Qui êtes-vous ?, lui demanda l’autre.
Je sers Nathan depuis ma jeunesse. Je suis resté tel que j’étais. Tout le monde loue sa générosité, mais moi j’ai tout lieu de me plaindre de lui ! Je suis resté le même, il ne m’a pas fait bouger d’un pouce. »

Mithridane se sentit encouragé dans son ressentiment : il voulut s’en faire un complice, un ami. Nathan l’observait, jovial et rusé. Confiant.

« Et vous, qui êtes-vous ? »

Mithridane lui révéla qu’il venait espionner le patron de l’hôtel, que sa générosité lui faisait de l’ombre, qu’il avait l’intention ferme de se débarrasser de lui. Il finit par demander conseil au vieillard sur la marche à suivre.

Nathan eut un frisson d’effroi. Effrayé et surpris par la résolution de son client, il fit un geste de recul. Il ne se connaissait aucun ennemi, n’en avait jamais eu. Mais il surmonta son dégoût : il avait décidé de voir jusqu’où irait cet homme rongé de l’intérieur, et d’aller dans le sens du vent, quelle que soit sa direction.

« Je vous loue de porter envie à la vertu de Nathan. Si tout le monde lui ressemblait, il n’y aurait plus beaucoup de misère sur la terre, mais il y aurait aussi peu de possibilité de se distinguer par la bienveillance ! Voici un tuyau : vous voyez ce petit bois ? Nathan va s’y promener tous les matins pour prendre l’air, seul. Il vous sera facile de le surprendre. À droite, voyez-vous, se trouve un chemin dérobé qui permet de s’enfuir facilement. »

Au lever du jour, Nathan, qui était peu attaché à une vie qu’il était toujours prêt à exposer au maître des destinées, alla seul au bois pour sa promenade. Mithridane, de son côté, prend son épée et son arc, va chercher son cheval et rejoint le bois. De loin, il aperçoit Nathan qui se promène seul.

Il se précipite sur lui, il lui secoue le bras, brandissant son épée :

« Vieillard, fais ta prière !
– J’ai donc mérité de mourir », dit tranquillement Nathan.

Le son de cette voix, ce visage… Mithridane ne pouvait que reconnaître le personnage de la veille, qui l’avait reçu et conseillé d’un front si serein. Soudain sa fureur s’éteint, la honte fait place à la colère. Il jette au loin son épée nue, descend de son cheval et tombe aux pieds du vieillard.

« Votre générosité n’a pas de limite, monsieur. Vous, à qui je voulais ôter la vie, vous venez me la sacrifier ! Mais qui êtes-vous donc ? Plus vous montrez de complaisance à me satisfaire, plus je suis coupable. Vengez-vous donc, je vous en prie ! La honte s’abat sur mes épaules comme un archange aux ailes immenses. »

Nathan releva Mithridane, il embrassa son front.

Décamérez ! Le palace, ou l’imagination débordante de la vie (j50)

« La lutte de Jacob et l’Ange », d’Alexandre Louis Leloir (1865)

« Mon fils, votre faute est de la nature de celles qui méritent l’indulgence – vous vouliez me tuer pour passer pour le meilleur des hommes ! loin de ne songer, comme la plupart des riches, qu’à augmenter vos richesses, vous ne cherchez qu’à dépenser pour les autres celles que vous avez, avec magnificence. Les plus grands rois, jeune homme, les plus grands généraux, n’ont étendu leur domaine et leur pouvoir qu’en saccageant des villes, en ravageant des familles, en tuant, non un seul homme, mais des millions ! »

Mithridane l’écoutait, abasourdi. Il ne comprenait pas, toutefois, pourquoi Nathan lui avait donné les moyens de l’assassiner. Ne tenait-il pas un peu à la vie ?

« Lorsque j’ai pris les décisions qui sont encore les miennes aujourd’hui et me font tel que je suis, je jurai de ne jamais rien refuser qu’il ne soit en mon pouvoir de donner. J’ai rempli mon serment jusqu’à aujourd’hui. Et vous êtes arrivé, avec le désir de me tuer. »

La vie est rusée, et cruelle !  Elle a bien plus d’imagination que nous-mêmes.

« Que fallait-il faire ? Je n’ai pas voulu aller contre un engagement de toute une vie, ni mourir en sachant qu’un homme serait un jour sorti mécontent de mon château. J’ai passé presque quatre-vingts ans dans le luxe, la volupté, le calme. Je n’en ai plus pour longtemps. J’ai tout donné : la vie est le seul trésor qu’il me reste. »

Ne valait-il pas mieux le donner plutôt que d’attendre que la nature vienne le lui arracher ?

« Si ma mort peut vous faire plaisir, ne craignez pas de m’ôter la vie. Je n’ai, jusqu’à présent, trouvé personne qui l’ait désirée. Mais à supposer que quelqu’un en devienne jaloux, plus je la garderai, moins elle aura de prix. Prenez-la, avant qu’elle ne se dévalue. »

Mithridane, couvert de honte, se répandit en excuses : s’il avait pu, il aurait rallongé ses jours.

« Et si je vous donne le moyen d’allonger ma vie, le ferez-vous ?
– N’en doutez pas !
– Puisqu’il en est ainsi, vous me ferez faire ce que personne n’a jamais obtenu de moi, car je recevrai quelque chose de vous.
– Tout ce qu’il vous plaira.
– Alors je vous donne cette maison : prenez-la, avec mon nom. J’irai habiter la vôtre en prenant votre identité jusqu’à la fin de mes jours. »

Mithridane refusa ; il avait compris qu’en termes de grandeur d’âme, il ne faisait pas le poids. La noblesse de cœur de son hôte était insurpassable, elle rayonnait sans ombre portée.

Nathan, léger comme une plume, était archangélique. Tout simplement.


Pour Raphaël.
En attendant Nadeau s’est proposé d’héberger ce « néodécameron » abrégé : Décamérez ! est une traduction recréatrice improvisée, partagée avec vous au jour le jour, pour une drôle de saison.