Pour une amitié avec l’infini

La butte-témoin de Vézelay reste une colline inspirante. Vidal de la Blache l’avait distinguée, par le texte et par l’image, dans son Tableau de la géographie de la France. Jean Lacoste nous invite à revenir in situ en suivant le guide élu et ici domicilié, Romain Rolland.


Jean Lacoste, Vézelay. Magellan & Cie, coll. « Pour l’amour de », 95 p., 10 €


Par son Journal et sa correspondance Romain Rolland est l’intercesseur obligé. On doit suivre ce résident qui a si bien repéré les différences du bourg perché : « Son versant sud est habité par de petits bourgeois réactionnaires et des rentiers. Le versant nord paraît abandonné à un peuple maigre et misérable, qui vit à part, l’air hostile et farouche ». Opposition proustienne de « côtés » ? Adret et ubac de géographe ? Il a lui-même choisi la bonne exposition pour sa santé fragile, celle aussi de la vigne, s’accommodant de la mitoyenneté des petits-bourgeois. En retenant ces fines observations, ici sociales et naturelles, cliniques pourrait-on dire, on sait détenir avec le livre de Jean Lacoste le viatique pour comprendre Vézelay.

Depuis Prosper Mérimée, Vézelay n’a pas manqué de re-connaissance, de célébrations méritées, et parfois emphatiques, de visiteurs lettrés. L’essai de Jean Lacoste, précis et précieux, nous rappelle ces figures et leurs textes, les assemble et les confronte. On devine que le lien de l’auteur à ce lieu est fait de déambulations et de lectures attentives. Comme si Vézelay était un mot de passe pour approcher la spiritualité en suspens du XXe siècle et du suivant.

La beauté de Vézelay n’est pas convulsive, elle ne provoque pas un amour fou, n’en déplaise à Jules Roy. Un fidèle d’André Breton, Julien Gracq, lui a reconnu « un port incomparable », et Vidal de la Blache a confié que « peu de sites donnent plus à penser ». Le haut lieu n’est pas un constat d’altitude, il est, parfois confusément, défini par une charge symbolique et culturelle. Laquelle est bien une question d’auteurs : Jean Lacoste nous fait lire ou relire tous ceux qui ont déposé leurs prières sur notre acropole : « Montons. Allons à leur rencontre ».

Jean Lacoste, Vézelay

Village de Vézelay © CC/Mairie de Vézelay

Il faut d’abord faire le point sur la genèse du site. Dans la nuit du temps, l’érosion a détaché, en avant-garde du plateau, une fière butte, « un éperon rocheux ». C’est mieux qu’une colline pour fixer un but aux pèlerins et dessiner un socle pour reliques. Jean Lacoste retrace cette très longue ascension, des bords de la Cure à la première basilique, de 858 à 1037. Il nous prévient que le recueil puis le partage des os de(s) Madeleine(s) reste une énigme voire un mystère. Ces précautions ne désenchantent pas le récit, tout cela s’est passé avant la maîtrise de l’ADN, triviale poursuite des origines.

L’essai de Jean Lacoste est mis en tension par le jeu qu’il identifie et décline subtilement entre présence et absence. Les reliques ont cette ambivalence d’attester d’une sainte disparue. Puis, plus tard, malgré le rapt des reliques, la vie religieuse du site se poursuit car Madeleine a d’abord été le témoin de la disparition dans le tombeau du corps du Christ. La basilique comme bâtiment de référence sinon de culte est, elle-même, quasiment absente de l’œuvre de Romain Rolland. Le site comme présence matérielle paraît suffire à certains visiteurs et écrivains qui lui rendent hommage sans vraiment croire à une présence sacrée.

Jean Lacoste attire justement notre attention sur l’autre composante religieuse du site, placée sur le froid et pauvre versant nord, la Cordelle, lieu écarté et franciscain. Là, par sensibilité humaine plus que par dévotion, Romain Rolland reconnaît dans une très belle lettre adressée à Lucien Bouillé dans les ténèbres de novembre 1940  « le lieu le plus sacré de la colline de Vézelay […] il faut bénir l’ingratitude, qui laisse dans l’oubli ce coin de terre, où règne le calme de la nature et la sérénité du poverello ». Ce franciscain pionnier en terre de France était dit « le Pacifique »… Venant d’Assise, a-t-il été bienheureux de reconnaître un site frère ? D’autres visiteurs ont fait ce rapprochement, Jean Lacoste cite la fraternité franciscaine qui voit en Vézelay « un îlot ombrien en terre bourguignonne ». En visite en 1883 à Vézelay, Vidal, un laïc, note dans son carnet : « Rappelle l’Ombrie et le paysage d’Assise » et il écrira en 1889 : « On comprend que le caractère retiré de ces plis de l’Appenin ait tenté autrefois la vie monastique. Les Franciscains eurent leur berceau à Assise ». Le jeune Romain Rolland a-t-il croisé ces ombres italiennes dans le cloître de la rue d’Ulm ?

Jean Lacoste rappelle que le doyen des écrivains de Vézelay est Théodore de Bèze, figure de la spiritualité réformée. Humaniste, entre mondes germanique et français, et théologien éminent, il est né ici, rue Saint-Pierre. Ses obsèques, celles du successeur de Calvin, ont eu lieu à la « cathédrale » Saint-Pierre de Genève qui a initié des missions sinon des croisades. Sa statue monumentale est l’une des quatre sévères figures du Mur des réformateurs à Genève au bout du  grand lac dont les rives furent aussi un refuge pour Rolland.

À propos de l’attraction exercée par Vézelay sur les écrivains, peut-on tirer au clair cette fidélité, topographique et cultu(r)elle ? Si Romain Rolland choisit d’y demeurer, c’est parce que c’est pour lui un retour au pays natal, mais sa notoriété et son hospitalité ouvrent une voie. Elle est suivie dès l’avant-guerre par des visiteurs en quête d’échanges avec le maître. Après son décès, le bourg accessible depuis Paris (par son Journal, Romain Rolland avait montré que, malgré les restrictions de l’occupation, ce lien capital restait maintenu) réalise une version littéraire des trente glorieuses, Vézelay est un havre ou une étape vers le Midi (déjà en 1835 Prosper Mérimée la découvre en gagnant le Midi de la France avant le PLM qui a desservi la gare de Sermizelles). Dans la famille composite des écrivain(e)s de Vézelay (e pour Édith de la Héronnière, justement sollicitée), Jean Lacoste pose un point d’interrogation, comme une discrète fumée (d’encens ?) au-dessus du haut lieu. Le lieu, son possible génie et la relation à Dieu : «  Tous hérétiques ? », questionne Jean Lacoste.

Jean Lacoste, Vézelay

Église de Vézelay (Dessin, XIXe siècle) © Gallica/BnF

Le lecteur-visiteur choisira, selon ses souvenirs, ses affinités et sa propre relation à Vézelay, dans l’éclairage modulé par Jean Lacoste, parmi ces auteurs celui ou ceux dont le voyage intérieur accompagne le sien propre. Maurice Clavel, Georges Bataille, Jules Roy ont été ici des résidents-écrivants. Il y eut quelques visiteurs dont Paul Claudel. « L’événement Claudel » est, à la fois (!), intimidant et réjouissant, Romain Rolland lui trouvant « des échappements de grosse raillerie gauloise, à la Colas, contre les saints et les reliques ». On verra plus loin, parmi ces Vézeliens de cœur et d’esprit, celui que nous aurions préféré croiser.

Au cours de ces quelques décennies du XXe siècle, Vézelay héberge une expérience littéraire d’avant-garde encore spontanée, qui sera développée, institutionnalisée par les maisons d’écrivains, des illustres, des rencontres. Sites et événements littéraires ont été multipliés dans l’aménagement littéraire des territoires. Beau sujet de colloque… à Vézelay ? Qui est plus près de Paris que Grignan, Combourg, Malagar, Saint-Cirq-Lapopie, Saint-Florent-le Vieil.

Vézelay est un bourg resserré, Romain Rolland y habite « une  maison petite mais jolie ». Malgré son exiguïté, la maison de l’écrivain est aujourd’hui le beau musée Zervos. Jean Lacoste en explique les tribulations : le legs à la Sorbonne effectué par Macha, l’épouse de Romain Rolland, a permis la réalisation d’un musée abritant une riche collection, elle-même léguée à la commune par Christian Zervos. Le souvenir de l’écrivain y reste vif et menu, la force des reliques ne tient pas à leur taille. Mais, au XXIe siècle, la littérature a été dépassée par les arts plastiques dans l’estimation patrimoniale ; ces collections sont sans doute les reliques de notre temps, offertes, aux heures ouvrables, à la curiosité des passants. Sur la dalle calcaire penchée la basilique doyenne tient le haut.

De l’actualité littéraire de Vézelay dans le nouveau siècle… À la Pentecôte 2010, je suis monté à Vézelay avec Régis Debray. Ce compagnon de voyage était déjà venu notamment avec un guide, à la vraie hauteur, François Mitterrand. Il préparait son livre Jeunesse du sacré où figurerait Vézelay. La basilique lui étant déjà connue, et sachant que Régis Debray a une inclination pour les modernes catacombes, je lui propose de faire un détour par le cimetière. Là, mieux que les plaques sur les maisons des écrivains, la collection des pierres éminentes suggère des ruminations ultra-tombales. De l’ultime demeure, en terre vézelienne, d’un écrivain, de la fin des œuvres et de la vie des livres… Avec Régis Debray, nous avons alors évoqué Max-Pol Fouchet, qui, en noir et blanc et d’une  voix chaleureuse, avait été dans notre jeunesse profane le passeur de l’émission littéraire Lectures pour tous. Figure cathodique, accompagnée fraternellement, nous apprend Jean Lacoste, par Jules Roy pour ses obsèques dans le narthex de la basilique entre terre et ciel. Redescendus par Brèves pour une visite à Romain Rolland, nous y avons reconnu, comme Jean Lacoste : « Une simple tombe en effet avec la seule mention de Romain Rolland et de son épouse Marie ».

Guy Lobrichon avait amorcé dans Les lieux de mémoire une évaluation historiographique de Vézelay, érudite mais dans une édition un peu encombrante pour le visiteur. Jean Lacoste offre, lui, à Vézelay une autre somme, brève apparemment, mais riche par son contenu et stimulante par ses perspectives. Vézelay est une destination renommée mais jamais un bout-du-monde, le lieu s’ouvre à tous les azimuts spirituels, culturels et historiques. Ainsi, le lecteur familier de Vézelay et qui porte à la butte une amitié fidèle glissera le livre de Lacoste dans sa besace, il détiendra les clés essentielles pour le site et aussi, ce qui n’est pas indifférent, des motifs pour penser plus généralement notre relation à ces lieux, jugés plus hauts que d’autres.

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