Toutes les choses ont leurs larmes

Est-ce notre souvenir de Pierre Pachet, s’interrogeant sur la formule, réputée intraduisible, de Virgile, « sunt lacrymae rerum » ? Cette expression, qui veut qu’il y ait des larmes dans les choses mêmes et dans laquelle, selon Hugo, la fatalité antique s’associe à la mélancolie moderne, pourrait être ce qui lie à nos yeux deux beaux textes, celui d’Édith de la Héronnière sur les jardins de Sicile et celui de Georges Didi-Huberman sur les dessins de Hugo, unis dans une même théorie de l’immanence et de la métamorphose, dans un même respect pour les « larmes des choses » que se ménagerait la nature (Ninfa profunda, p. 68).


Édith de la Héronnière, La sagesse vient de l’ombre : Dans les jardins de Sicile. Klincksieck, coll. « De natura rerum », 253 p., 19 €

Georges Didi-Huberman, Ninfa profunda : Essai sur le drapé-tourmente. Gallimard, coll. « Arts et artistes », 147 p., 19 €


« La sagesse vient de l’ombre », affirme le titre du premier ouvrage, emprunté aux « Chants baroques » du poète sicilien Lucio Piccolo. Et la folie viendrait-elle du soleil ? Publié dans une collection qui emprunte son nom au De natura rerum, le poème philosophique de Lucrèce, le livre d’Édith de la Héronnière nous convie à sa découverte savante et poétique des jardins de Sicile, de Palerme à Agrigente, en passant par Syracuse, dans leur exubérance vitale et leur triste condition actuelle. Amoureuse de l’île et des jardins, l’auteure n’en dissimule pas pour autant, en effet, les maux modernes et anciens qui les accablent : l’impitoyable soleil et la rareté de l’eau, le sirocco et la rocaille, mais aussi l’incurie des édiles et l’indifférence des propriétaires, la main de la mafia et la spéculation immobilière. Certains de ces jardins sont oubliés, perdus dans la montagne ou relégués dans une triste banlieue, d’autres servent de décor mal entretenu à des villas décrépites. Le secret des subtiles irrigations arabes et normandes semble bien perdu.

Certes l’Orto botanico de Palerme ou la villa du prince Pallagonia peuvent au moins s’enorgueillir d’avoir été visités par Goethe lors de son séjour en Sicile, au printemps 1787, alors que le poète allemand cherchait encore l’Urpflanze, la plante originaire, la plante archétype et modèle de toutes les autres. Mais, pour Édith de la Héronnière, la magie réside plutôt dans la variété ; à chaque pas de ses lentes déambulations, elle découvre, non pas la plante unique, mais la savoureuse diversité d’une surabondance de fruits, de feuilles, de formes et de couleurs baroques. Elle célèbre le palmier nain, l’amandier en fleurs, l’odorant frangipanier, les piquantes succulentes, l’étrange ficus magnolioides, dans une sorte d’ivresse. « Et les fruits passeront la promesse des fleurs » : les oranges amères, les citrons, les figues de Barbarie et les cédrats de Pirandello, et ce fruit qui se dit en latin citrus paradisi, ce « citron du paradis » : le banal pomelo. Tout pousse ici malgré l’indifférence des hommes. Les noms latins dont Édith de la Héronnière accompagne les noms vernaculaires ne sont pas l’expression d’une improbable cuistrerie, mais, au contraire, le signe et la preuve d’un attachement profond à la variété des plantes, à leur exacte identité. Preuve que l’on peut allier à la plus précise des descriptions par genre et par espèce une sorte de respect devant l’inventivité inépuisable de la nature.

Édith de la Héronnière, La sagesse vient de l’ombre : Dans les jardins de Sicile

Ce n’est pas un voyage ordinaire que celui d’Édith de la Héronnière en Sicile. Après avoir longuement décrit le labyrinthe de pierre de Donnafugata, près de Raguse, où le commissaire Montalbano lui-même s’est perdu, elle suggère que, dans une mesure qui demeure cachée, elle aussi fut une donna fugata, une femme en fuite. En deuil, peut-être. Tant il est vrai que, comme elle le dit elle-même, la mort n’est jamais loin en Sicile et que, pour continuer le vers de Virgile, « et mentem mortalia tangunt », « les choses mortelles touchent l’esprit ».

Après la donna fugata qui se dissimule dans un labyrinthe minéral, voici, avec Georges Didi-Huberman, la « ninfa profunda », la nymphe endormie, qui s’offre au regard dans le plus secret des eaux. Il s’agit d’une étude à la fois érudite et inspirée, parfois obscure, souvent baroque, toujours documentée, des dessins de Victor Hugo, de ceux que le poète a réalisés avec de multiples mais modestes moyens – encre, lavis, gouache, traces de plume d’oie, marc de café et fragments de dentelle – pour illustrer génialement ses romans de la mer, Les travailleurs de la mer et L’homme qui rit. Non que le sujet soit tout à fait nouveau, on se souvient des études pionnières de Pierre Georgel, voire de « l’imagier de l’ombre » de Max-Pol Fouchet. Mais Didi-Huberman, en soulignant la manière inédite dont, dans ces dessins hallucinés, la forme naît sans rupture du fond (du « subjectile », du papier imbibé), expose une véritable philosophie de la nature et de la vie qui s’inscrit dans la lointaine tradition de Lucrèce et de son De natura rerum – « colossale et lugubre pensée » –, comme de Goethe et des théoriciens de la morphologie tels D’Arcy Thompson. Avec cependant une différence.

Édith de la Héronnière, La sagesse vient de l’ombre : Dans les jardins de Sicile

Dessin de Victor Hugo

La notion essentielle est ici celle, d’allure panthéiste, d’immanence, mais corrigée par celle de flux et de fluide. La nature, le monde en mouvement que révèlent ces dessins, est un milieu entièrement fluidifié, en perpétuelle et puissante transformation, fait de plis et de textures, de draperies inquiétantes et d’ombres créatrices, et dont on ne sort pas. Et c’est la mer, cette mer également célébrée par Michelet, cette mer animée par « le ressac généralisé du devenir » – l’Océan – qui est par excellence le milieu de l’immanence et de la naissance perpétuelle des formes. De la vague. Le poète la fait surgir du fond par les « habiletés inouïes » de sa technique, pour se perdre dans sa contemplation : c’est sa « destinée », comme l’affirme un dessin fameux de 1857 (Maison de Victor Hugo).

Il va de soi que cette expérience, à la fois psychique et physique, de l’invention formelle et de la plongée vertigineuse, du « tourment » et de la « tourmente », est chez Hugo fortement érotisée : la vague devient femme, mer-mère, sexe, maîtresse, nymphe et mortelle vision. « Chose formidable – une femme nue », note Hugo, qui semble tracer une équivalence entre regarder une femme, contempler une vague, sombrer dans un fluide et se noyer comme le héros des Travailleurs de la mer. « Regarder, c’est sombrer ».

Édith de la Héronnière, La sagesse vient de l’ombre : Dans les jardins de Sicile

Georges Didi-Huberman © Jean-Luc Bertini

D’une manière plus étrange, Georges Didi-Huberman poursuit sa lecture en supposant, au-delà de ces visions maritimes, un « devenir organique », voire « une dilatation hypocondriaque » – en quel sens ? – qui transforme tout objet en « mouvement organique ». L’immanence cesse d’être un milieu fluide pour apparaître comme un Organe majuscule, la vague devient pieuvre : toute eau profonde recèle sa pieuvre qui passe silencieusement dans l’onde et dans l’ombre, pour finir par se métamorphoser en monstre dilaté qui aspire et qui broie. Ce qui s’offrait au regard n’est plus qu’un Organe dévorant.

Plutôt que cette singulière péripétie animale et sexuelle de la dilatation dévorante – comme dans Alien –, on retiendra surtout de cette lecture le rôle des images dans le processus de la connaissance, « le sérieux philosophique de l’appel à l’image ». Baudelaire avait perçu la modernité de cette démarche, en parlant, à propos des dessins de Hugo, de l’« universelle analogie » et de la « puissance de l’imagination ». Mais ce que révèle cette imagination, n’est-ce pas plutôt « l’infinie variété des formes » plus que l’Organe absorbant ? Quand Goethe – cité judicieusement par l’auteur – s’intéresse par exemple aux nuages, il en décrit la fluidité et les métamorphoses, mais il tente de les classer (cumulus, etc.), innovant ainsi, sans pour autant figer les catégories. Il suit les leçons de la botanique. La diversité est préservée. C’est ce que dit la Bouche d’ombre dans Les contemplations : « les choses et l’être ont un grand dialogue ».

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