La cellule du poète

Dans l’empire des ténèbres raconte quatre années (1990-1994) passées en détention dans le laogai chinois, décrites et analysées par Liao Yiwu, jeune poète vagabond versant hippie des années 1980, qui a consacré sa vie à écrire de la poésie pour l’amour de la poésie.


Liao Yiwu, Dans l’empire des ténèbres. Trad. du chinois par Marie Holzman et Marc Raimbourg. Éditions du Globe, 478 p., 24 €


Liao Yiwu n’est ni militant ni très politisé, au point même d’envoyer balader ses amis qui ne parlent que du mouvement étudiant à Pékin. La veille du massacre de Tian’anmen pourtant, il termine son désormais célèbre poème « Massacre » dans un état d’exaltation qui frise le délire, pressentant peut-être que « le crime imminent […] coïnciderait par hasard avec le moment décidé par le destin où je basculerais vers ma destruction. Sans le vouloir je serais un héros, un héros terrifié ». Ce poème est ensuite enregistré, filmé et distribué par l’auteur et sa bande d’amis poètes et artistes qui vivent autour de Chengdu, la capitale du Sichuan. À Pékin, la loi martiale a été instaurée, l’ordre de réprimer les contre-révolutionnaires lancé. Le nom de « contre-révolutionnaire » deviendra la marque de son statut de prisonnier, la raison de ses diverses condamnations une fois enfermé, et son surnom.

Ces mémoires ont été commencés la dernière année de la détention de Liao Yiwu, et recommencés trois fois ensuite, ses épais manuscrits ayant été systématiquement détruits par la police et ses sbires (ses meilleurs lecteurs, dit-il). Il ne doit qu’à son départ en Europe, en 2011, d’avoir enfin pu finir et publier son travail, publié en français une première fois en 2013.

Dans l’empire des ténèbres est organisé en quatre parties, une par étape : « Le poète vagabond », « Le Centre d’investigation », « Le Centre de détention », « La Prison ». Au fil de cette progression chronologique, on découvre l’analyse clinique d’un système pénitentiaire effrayant, noyé dans la crasse, les poux punaises cafards, la chaleur insoutenable, le froid glaçant. Les cellules comptent dix-sept ou dix-huit détenus. Elles sont composées, à l’avant, d’une cour d’environ 5 m2, équipée d’un évier et d’étagères ; à l’arrière, d’un dortoir avec une fenêtre à barreaux, une tinette à la turque, une banquette massive en ciment, soit 60 cm pour dormir sur le côté ou, de préférence, tête-bêche.

Liao Yiwu, Dans l’empire des ténèbres

Liao Yiwu © Nicolas U.

Là règne une hiérarchie carcérale féroce, rigide et chaotique, composée d’une classe supérieure et de son « chef voleur » qui attribue les tâches à la classe inférieure et à ses « voleurs esclaves »: voleur-serviette, voleur-loisirs, voleur-eau chaude, voleur-toilette… enfin d’une classe moyenne des « oisifs », protégés par les officiers de Sécurité à condition qu’ils ne prennent part ni aux disputes ni aux bagarres dans la cellule, ce qui est presque impossible. Les détenus infligent des punitions à qui déroge aux codes, punitions appelées « plats faits maison ». Sauté de patte d’ours au tofu : l’exécutant frappe le torse du détenu avec la paume des mains ; Ragoût de groin de cochon : l’exécutant écrase les lèvres du détenu entre deux baguettes ; Chiche-kebab à la sauce au poivre : boules de coton imbibées d’huile calées entre les doigts de pied du détenu et enflammées. Ainsi va la liste, qui fait trois pages…

Tant qu’au sein de ce système dans le système règne l’ordre, les officiers laissent aux prisonniers le soin de s’organiser à leur guise dans la cellule, en dehors du travail obligatoire. Soit très peu de possibilités – écrire par exemple est autorisé deux heures par mois, sur une feuille grande comme la paume de la main, avec un stylo pour toute la cellule. Sinon, c’est la punition à coups de matraque électrique à répétition, voire de matraques électriques attachées sous les aisselles, les genoux ; ou encore des stations debout pendant des jours sans boire ni manger en plein soleil ou en pleine froidure, ou pendu la tête en bas ; des menottes et des chevilles serrées au sang pendant des jours et des nuits. Ou, terreur des terreurs, le cachot : un mètre de large, un mètre de haut, deux mètres de long, dans le noir absolu, pendant des jours, des semaines, des mois, voire des années.

Dans ces cellules cohabitent condamnés à mort, dits « morts-vivants », et condamnés à d’autres peines, courtes, longues, incertaines, en fonction d’un jugement ou d’un appel, qui peuvent ne jamais arriver. « Les Rouquins » sont des condamnés chargés par les officiers de surveiller, dénoncer et faire punir d’autres détenus. Selon Liao Yiwu, dans les années 1990, on exécutait entre 10 000 et 15 000 « morts-vivants »  par an.

Tous travaillent (cartons et sachets d’emballage) et doivent remplir pour des usines alentour des quotas infernaux, au point qu’ils travaillent la nuit le jour en mangeant (un bol de maigre soupe) et même à la tinette. C’est que la réforme économique de Deng Xiaoping du « mécanisme de compétitivité orienté vers l’économie de marché » a été appliquée y compris aux prisons. Enrichissement garanti du personnel pénitentiaire.

Liao Yiwu a attendu deux ans au Centre de détention le résultat de son appel, rejeté et qui l’a envoyé à « La Prison ». Là, les persécutions se sont, très relativement, atténuées. Dans cette prison, Yao Liwu a lutté avec ses camarades du mouvement de 1989, regroupés dans la même section spéciale: grève du travail, grève de la discipline, grève de la faim, non sans d’indicibles souffrances et sa condamnation au cachot, avec grève de ses camarades pour l’en sortir.

Par ailleurs, dans cette prison, Liao Yiwu a connu deux expériences spirituelles sidérantes, qui ont changé sa vie en le faisant accéder, écrit-il, « à la liberté intérieure ». L’une avec la visite dans un rêve de Hu Feng, célèbre poète et penseur des années 1950, condamné à vingt-quatre ans de prison pour s’être opposé à l’avis du président Mao sur la littérature… En quittant Liao Yiwu, le fantôme lui dit : « Sais-tu seulement que tu dors dans mon lit ? » Ce qui, après enquête auprès des anciens sur place, se révèle exact. L’autre bouleversement est lié à la rencontre de Liao Yiwu avec un joueur de flûte, Sima, ancien moine bouddhiste de 84 ans, condamné à perpétuité et promu concierge de la clinique. Sima devient son maître de musique. Après des mois d’apprentissage d’un genre particulier sur une flûte non moins particulière, Liao Yiwu devient passionnément joueur de flûte, au point d’en abandonner l’écriture. Et de tomber malade de haute fièvre pendant sept jours. Remis enfin, il apprend sa libération, anticipée de 43 jours.

Liao Yiwu, Dans l’empire des ténèbres

Liao Yiwu et sa traductrice Marie Holzman (2013) © D. R.

L’épilogue, grave et triste, constitue la dernière surprise de ce grand œuvre. Au lecteur de la découvrir. Pendant presque cinq cents pages, Liao Yiwu s’en tient au ras du vécu. Ainsi va sa conclusion : « Raconter en toute honnêteté une histoire qui dira des vérités universelles… l’expression la plus sincère et la plus fidèle de ce que j’ai vu et appris. Transmette ces pensées me procure un sentiment de dignité. »

Et pourtant, la langue qu’il invente trame son récit avec non seulement la puissance de Rabelais mais aussi son sens de la farce, auxquels s’ajoutent la noirceur de Dostoïevski mais aussi celle de Soljenitsyne, mentionné plusieurs fois – à la bibliothèque de la prison, Liao Yiwu a pu relire Le rêve dans le pavillon rouge, Le singe pèlerin, La romance de l’Empire zhou de l’Est,  et lire des romans de Kundera, un essai de Pasternak et… 1984, qui le stupéfia par sa prescience. Loin du réalisme et du naturalisme, Liao Yiwu passe aussi par la grâce de l’élégie, voire par une certaine fraîcheur pour évoquer un reflet du soleil ou la silhouette d’une femme, et puis le choc d’images surréelles : « Nuit profonde, sur la lune rouge vif poussaient des poils de loup et il me semblait entendre le ciel hurler », le goût du dialogue sec, entre haine et solidarité.

Les coups de théâtre, les rebondissements inattendus dans cet univers pourtant balisé explosent en quelques phrases où passent rires, horreur et compassion, déclamations et silences têtus. Un sens de ce théâtre puisé en enfer et secrété dans le silence. Les portraits de ses codétenus et de leurs tortionnaires, des  juges corrompus, des officiels en visite et des rares avocats de passage sont hilarants et étouffants, en un savant équilibre des extrêmes et des sous-entendus.

Ce grand livre dit la force et la mémoire phénoménales d’un écrivain qui, sans s’y attendre et sans l’avoir voulu, a été conduit aux limites du dantesque et en est revenu. Modestement, il embrasse une humanité à douter de l’humanité et de soi-même, loin de toute auto-héroïsation et souvent en laissant voir ses propres failles. On ne peut, savourant un tel trésor, que remercier sa traductrice et son traducteur. Et saluer cette réédition.

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