Quand l’Histoire devient personnelle

Parmi les nombreux témoignages, toujours émouvants, d’enfants juifs qui ont vécu cachés durant la Seconde Guerre mondiale, le récit de Pierre Birnbaum détonne. Voici un professeur émérite de la Sorbonne, auteur prolifique d’ouvrages et d’articles d’histoire et de sociologie politique, un érudit dont on n’a pas l’habitude de lire des confidences privées, qui se livre à une « introspection historienne » sur son enfance sous le régime de Vichy et la période qui a suivi. Elle aboutit à une découverte de son propre refoulement du sujet dans ses recherches, une prise de conscience qu’une longue psychanalyse n’avait su mettre au jour.


Pierre Birnbaum, La leçon de Vichy. Une histoire personnelle. Seuil, 240 p., 20 €


Après des années à monologuer sous « le regard attentif » d’un psychanalyste, Pierre Birnbaum se rend compte qu’il n’a « jamais évoqué le temps d’Omex », nom du petit village des Pyrénées où il était caché avec sa sœur. Universitaire travaillant sur la sociologie de l’État en France et, plus tard, sur l’histoire des Juifs français « fous de la République », ayant décortiqué, dans plusieurs ouvrages devenus des classiques, la logorrhée démagogique des populistes français depuis la Révolution, il évitait, ou réservait à son for intérieur, la période de Vichy. Ce silence étonne, lorsqu’il nous dit qu’après la guerre il est resté fidèle à Maria et Fabien, le couple de paysans des montagnes qui l’a hébergé avec sa sœur les premières années de sa vie ; adolescent, il est retourné régulièrement là-bas pour « faire les foins ».

La première partie du livre raconte son enquête minutieuse sur les conditions de cette « scène primitive », un récit captivant où l’on voit l’Histoire avec un grand H (formule de Perec) prendre possession de son histoire personnelle. Il plonge dans sa mémoire familiale et dans les archives, il découvre la vie de ses parents en lisant les rapports préfectoraux et les notes du Commissariat général aux questions juives (CGQJ) qui les suivent à la trace, l’expropriation de l’atelier de maroquinerie que son père, juif né à Varsovie, avait aménagé dans le Pletzel parisien. Sa mère, également juive, née à Dresde, et sa sœur, née à Paris en 1937, y vivaient dans un modeste appartement. C’était un couple d’immigrés polonais arrivé en 1936, bien intégré (comme on dit maintenant), mais qui dut, en 1940, fuir dans le sud de la France.

Pierre Birnbaum La leçon de Vichy En attendant Nadeau

Pierre Birnbaum est né à Lourdes, en juillet 1940, au moment même où le maréchal Pétain promulguait les premières lois antijuives. La gendarmerie française continuait à rechercher son père, la famille fut contrainte de se séparer, et, après plusieurs tentatives, les deux enfants furent confiés à Félicie, rencontrée sur le marché de Lourdes, « qui rapporte de la montagne aux divers hôtels les draps lavés et repassés ». Elle les emmène chez sa fille Maria : « Nous partons sur sa carriole tirée par un âne vers les Pyrénées toutes proches, vers Omex, là où nous allons passer, cachés, deux longues et dangereuses années. Fréquemment j’ai accompagné Félicie à Lourdes dans ses interminables tournées d’hôtels, dans la carriole tirée par l’âne. Je crois d’ailleurs me souvenir des fréquentes haltes que nous faisions dans de petits espaces aménagés dans les tournants de cette route étroite et sinueuse afin que l’âne reprenne ses forces. »

L’enfant doit apprendre à se taire, à ne répondre qu’à son nouveau nom. « Maria et Fabien se souviennent de mon chuchotement habituel : ‘’faut paler tout doucement, ia des Allemands partout’’. La menace est proche qui implique un refoulement profond, une coupure du moi, une césure qui touche tous les enfants cachés. » Le témoignage de Birnbaum confirme les observations des psychologues qui, des années plus tard, ont travaillé sur les traumas de ces « enfants du silence » (notamment Régine Waintraiter et Nathalie Zajde), qui devaient oublier qu’ils étaient juifs, tout en ne l’oubliant surtout pas. Restaient, dit-il, « le silence, la tristesse, l’angoisse, la peur ». Il y voit l’une des sources de son mutisme, une fois devenu adulte : « Je partage probablement avec [les autres enfants cachés] une durable “atteinte narcissique’’, résultat du hiding syndrom, et le fait d’avoir été séparé d’avec ma mère entre deux et quatre ans a probablement engendré un black-out affectif, selon l’expression de Donald Winnicott, un “faux-self’’ perturbateur ». Cette expérience et les petites conséquences qu’il décrit, « son obstination à survivre intact, hors du temps », expliqueraient son silence public, à l’extérieur, tout en se souvenant, sur une époque pourtant au cœur de ses préoccupation universitaires. Comme s’il gardait son histoire personnelle hors de l’Histoire.

Quand un ancien étudiant, devenu haut fonctionnaire à Tarbes et séjournant souvent à Omex, l’invita sur place, il se décida, après de nombreuses pressions amicales, à partir à la recherche de lui-même : « Il m’a fallu […] plus de vingt-cinq années pour me confronter à nouveau à mon propre passé et, cette fois, accepter de m’historiciser, de me voir tel un enfant caché plongé dans une histoire dont je suis le produit, de tenter, en tant que “perdu’’, de me souvenir mais cette fois en tant qu’historien ». Il prend alors conscience de ce qu’il savait depuis toujours, de ce que fut Vichy pour les Juifs. Il mesure l’implication jusqu’au plus haut niveau de l’administration française dans cette persécution. Ce qui choque profondément le sociologue du politique (« l’État français m’a tué », écrit-il), car cela semblait remettre en question les présupposés de nombre de ses recherches. Voilà sa théorie de l’État fort, protecteur et universel, malmenée. Après une patiente analyse du rôle des préfets, des commissaires ou des membres du Conseil d’État – il cite longuement les travaux récents de Laurent Joly  et  de Tal Bruttmann –, il doit se rendre à l’évidence : « Ce qui importe est la centralité de la politique antisémite de la haute fonction publique. »

Pierre Birnbaum La leçon de Vichy En attendant Nadeau

Pierre Birnbaum © Emmanuelle Marchadour

À partir de là, il peut reprendre ses analyses théoriques. Dans un article, publié par Le Monde en 1994, cité dans le livre, il analyse les silences de François Mitterrand et dit déjà de Vichy : « c’est la déchirure du lien étatique et, au sens noble du terme, la fin du service public ». Formule qu’il développe dorénavant dans plusieurs travaux. Il étudie l’étrange alliance qu’incarne l’État français de Pétain, Laval et autres Bousquet entre ces fonctionnaires et la canaille antisémite d’extrême droite, les « fonctionnaires de fortune », ce que Laurent Joly appelle la « porosité entre administrations traditionnelles et organismes nouveaux de la Révolution nationale ». C’est un lien de subordination qui revient, dans les faits, à la destruction de l’État républicain à la française. Les valeurs universalistes de la Troisième République sont balayées, aux dépens tout particulièrement des Juifs. Birnbaum ne trouve de l’espoir que dans les marges : des petits fonctionnaires locaux, des instituteurs, des religieux (catholiques et protestants), des bonnes volontés qui, comme Félicie, Maria et Fabien, ont aidé, sauvé des Juifs. Il souligne leur exceptionnalité dans un chapitre qu’il intitule « Les Justes m’ont sauvé ».

Dès lors, le théoricien de l’État s’y retrouve. « La chose est entendue, conclut-il : l’État n’est pas l’État français, le silence que j’ai gardé sur ce moment-Vichy qui faillit m’être fatal ne relève pas du déni puisqu’il ne dément pas la théorie de l’État fort qui sous-tend toute la sociologie historique comparée de l’État. La théorie est sauve tout comme la recherche entreprise depuis de si longues années. »

Pour terminer ce livre lucide, leçon d’humilité intellectuelle, Pierre Birnbaum revient sur les discours de repentance de nos présidents de la République. Son chapitre intitulé « Le président, l’État et la théorie de l’État » est d’une grande subtilité. Il montre les points communs entre les déclarations de François Mitterrand et celles de Jacques Chirac sur la rafle du Vél’ d’Hiv. Il souligne le « déni essentiel » du premier, le silence de Nicolas Sarkozy et les « nuances » de François Hollande : ce dernier « fait silence sur l’acquis des discours de Jacques Chirac et de l’historiographie contemporaine ; il ne voit pas, comme François Mitterrand, la soumission de l’État devenu français aux idéologies de l’extrême droite maurassienne […], il ne tient pas compte, comme Jacques Chirac, de la présence de ces ‟forces obscures’’ qui se sont ‟insinuées aux sommets de l’État’’, le rôle majeur de cette ‟clique revancharde et haineuse’’ qui dénature la logique de l’appareil d’État ».  Ce que ne fait pas Emmanuel Macron pour l’anniversaire de la rafle du Vél’ d’Hiv en 2017, lorsqu’il affirme : « l’État français de Pétain et Laval ne fut pas une aberration imprévisible », car « ni le racisme ni l’antisémitisme n’étaient nés avec le régime de Vichy, ils étaient là, vivaces, présents sous la Troisième République ». Birnbaum commente : « Dans la lignée de Jacques Chirac, c’est bien le dénigrement de l’État, son remplacement par l’État français au service de l’extrême droite revancharde, sous le contrôle allemand, que le président Macron dénonce. » Ce qui « clarifie les termes du débat ». Finalement, « au lieu de condamner “la France’’, au lieu de construire et d’opposer deux entités essentialisées et purement imaginatives, la France coupable confrontée à la France de la Résistance et des Justes, il importe, à ses yeux, d’admettre la responsabilité du ‟gouvernement et de l’administration’’ de la France, de l’État français devenu étranger à la logique de l’État », c’est-à-dire à sa vocation universelle et protectrice.

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