Dans la communauté des larmes

En 1954, Winston Churchill et Graham Sutherland se rencontrent : le peintre doit faire le portrait de l’ancien Premier ministre britannique pour ses quatre-vingts ans. Cela pouvait être le point de départ du roman de Philippe Forest, qui en compte beaucoup d’autres. Je reste roi de mes chagrins poursuit la variation de son œuvre sur le deuil, en la retournant sur elle-même cette fois-ci. L’histoire qu’il raconte est devenue impersonnelle. C’est « celle de tous : l’histoire d’un cœur blessé, aussi blessé que celui de chacun ».


Philippe Forest, Je reste roi de mes chagrins. Gallimard, 288 p., 19,50 €


À chacun de ses livres, Philippe Forest montre une capacité étonnante à renouveler ses techniques d’écriture en conservant un programme lié à un souhait, qui est aussi une condition – « si toute mémoire du passé n’est pas perdue, s’il se trouve encore quelque chose ressemblant vaguement à ce que nous nommons “littérature” pour se souvenir de ceux qui nous ont précédés et raconter ce que fut leur vie ». Depuis Crue, poursuivi par L’oubli, plutôt que de reprendre les événements et raconter « son » histoire, qui n’était pas que la sienne – la maladie et la disparition de sa fille Pauline, racontées dans son premier livre, L’enfant éternel (Gallimard, 1997) –, ses textes prennent les contours implicites de fables. Dans ces fictions accompagnées de leur commentaire, ou dans ces essais à partir de scènes imaginaires, la part autobiographique n’a pas disparu, mais elle n’est plus évoquée de manière directe. Il s’en explique dans Je reste roi de mes chagrins : « depuis des années, plus j’en fais le récit, plus j’ai le sentiment de tourner en fiction ce qui fut vérité ».

Plus de vingt ans après le livre qui ouvrit tous les autres, ce tour paradoxal inévitablement pris par la narration suggère que les faits sont désormais moins crédibles, ou moins pertinents, que les constructions imaginaires, qu’elles soient celles du roman, du rêve ou du mythe. La question importe sur un autre plan, éthique, la résistance aux détours de la fiction ou de la rêverie comportant une menace éventuelle : repousser la mémoire de l’être aimé perdu en dissimulant la part tragique, inaliénable et « crue » qui fait la vérité de son histoire. La littérature, même lorsqu’elle prêche le faux pour dire le vrai, impose de ne pas se mentir.

C’est ainsi que l’œuvre de Philippe Forest effectue un geste de coupure et de retrait à l’égard des normes consensuelles actuelles, ce qui, peut-être, relève déjà de l’art. D’une manière discrète mais obstinée, et différente de celle, voisine, de Pascal Quignard, elle critique et renvoie dans les cordes deux grandes tendances littéraires contemporaines. À une religion du « réel », qui y découvre la lune avec autant de candeur que de fascination, et s’y aventure avec des outils à la portée de ses ambitions souvent calquées sur le discours médiatique de masse, cette œuvre, nourrie des textes qui l’ont précédée, oppose des aventures dans le puits sans fond du langage ; de plus, face à une littérature « thérapeutique » ou « consolatrice », elle ne se résout jamais à traiter de l’histoire qui l’a initiée comme si celle-ci n’engageait que l’individu qui l’a vécue, persistant à mettre en partage l’expérience la moins partageable, celle de la souffrance.

Philippe Forest, Je reste roi de mes chagrins

Philippe Forest, à Paris (octobre 2019) © Jean-Luc Bertini

Mais à cette tendance installée depuis quelques années, Philippe Forest ajoute un pas de côté avec ce livre-ci. Non seulement le récit est accompagné de son « making-of » à partir de son origine (la série britannique The Crown), mais son narrateur qui ne fait que passer, dépersonnalisé, y raconte encore moins son histoire, pas même ce dont il est témoin, puisqu’il invente ce qu’il raconte : « je préférerais qu’on me prenne plutôt pour quelqu’un d’autre. Ou mieux encore : pour personne ». Peut-être fallait-il pour cela un dépaysement, vers un pays – le Royaume-Uni, où Philippe Forest a vécu, avec Pauline – et un autre art – la peinture ; et surtout un genre, le théâtre, dont la nature permet de raconter l’histoire d’hommes « semblablement endeuillés » ou « au deuil semblable ».

Je reste roi de mes chagrins, conçu comme une pièce, avec didascalies, prologue, actes, intermèdes et exergues de Shakespeare, multiplie avec virtuosité les reprises, les reformulations, les changements de genre et de rythme, les ruptures de ton, les retournements syntaxiques, dans un système d’emboîtement solide et minutieux, où l’essai sur l’art de la fiction et l’auto-commentaire s’insèrent dans une forme narrative démultipliée. Ainsi donc voici un tableau, inclus dans une pièce de théâtre, incluse dans un roman, inclus dans une lecture de Shakespeare, tout cela tiré – l’auteur le raconte – d’une série télévisée. Mais ce n’est pas tout. Ainsi donc voici un personnage historique, Churchill, sujet d’une toile, d’un roman et d’une pièce, lui-même auteur (s’il n’eut pas le prix Nobel de la paix, il remporta celui de littérature pour ses Mémoires de guerre) et peintre (on se souvient que Claude Simon, dans Le Jardin des Plantes, se moque doucement du « Roaring Lion » devenu peintre impressionniste du dimanche).

L’invention de ce dialogue entre un homme politique déjà aussi légendaire que le roi Arthur et son portraitiste est réjouissante, tout comme la description du Premier ministre britannique en Bouddha ou en « Titan à la silhouette de quille, de bilboquet ou de culbuto », passé du « visage de chérubin » au « faciès fatigué de bulldog ». Mais derrière le personnage rond et souriant aux cigares, au whisky et aux bons mots, rôle consensuel qu’il créa et a tenu de sorte à le faire durer jusqu’à nos jours, il y a un siècle de deuils – Churchill naît en 1874 et meurt en 1965. Sa figure de roi shakespearien traite de la souffrance collective, de l’histoire – la Seconde Guerre mondiale était déjà évoquée par Philippe Forest dans Le siècle des nuages (Gallimard, 2010). Mais si la guerre est une « diversion opportune » pour Churchill, c’est parce qu’elle amène, au milieu du livre, une surprise bouleversante.

Car l’homme illustre et son peintre, l’artiste et son modèle sont endeuillés, et c’est de ces « choses dont on ne parle pas » qu’ils vont parler. La liste des figures endeuillées de la guerre est stupéfiante – il lui manque cependant les femmes. En construisant leur dialogue, Je reste roi de mes chagrins met deux deuils en commun et à égalité. Telle la tragédie grecque lue par l’helléniste Nicole Loraux, le roman offre un espace à ce qui n’en a pas dans la cité des hommes. Pas de la manière, du moins, dont Philippe Forest paraît l’envisager de bout en bout, et dont Sutherland courant avec sa palette dans les quartiers bombardés de Londres peut figurer l’exact opposé. Les deuils se nourrissent, se partagent, s’ils bénéficient d’intermédiaires, de passeurs : « On cède à la contagion des larmes. Il faut que pleure quelqu’un – qui, lui-même, tient son chagrin d’un autre – pour que l’on se mette à pleurer à son tour. Versant des larmes sur des larmes. »

Philippe Forest, Je reste roi de mes chagrins

Reproduction du portrait de Winston Churchill par Graham Sutherland

Larmes sur larmes, les grandes œuvres nous en tirent aussi. Et de ce roman se dégage le « charme bienfaisant » que Forest évoque à propos de la fiction en général, qui a lieu lorsque « quelqu’un raconte une histoire qui est en même temps la sienne et la vôtre ». Pour cela, il faut désingulariser l’expérience la plus singulière, et ce n’est pas une mince affaire. Philippe Forest le fait grâce à une mémoire autre, impersonnelle, la mémoire des œuvres. Biographe d’Aragon, chercheur en littérature comparée, il accompagne ses textes des auteurs qu’il aime – c’était James Barrie dans L’enfant éternel, c’est Shakespeare ici. Plus qu’un jeu formel entre les genres, la métaphore du théâtre, où « chacun peut aisément passer pour n’importe qui » et où « chaque décor contient l’autre », exprime les métamorphoses par lesquelles « la même pièce se joue » pour tout le monde. La leçon philosophique, s’il en est besoin dans ce roman qui cite aussi « Le laboureur et ses enfants », est simple : il n’y a rien derrière le rideau, si ce n’est un autre rideau ; mort pour mort, leurre pour leurre, il y a un autre deuil derrière chaque deuil.

Tirer un enseignement de l’expérience ou de l’écriture ne semble pas être le problème de Philippe Forest, qui enregistre d’abord le passage du temps sur le deuil. Au théâtre, autre nom de la littérature ou de la poésie, on peut être tous les hommes ; on peut être « quelqu’un – tout le monde, personne et puis n’importe qui » ; on peut même être un homme qui n’a pas souffert. En dépit des métamorphoses permises par la fiction, Philippe Forest n’ignore pas non plus les limites radicales de l’expérience intime, la non-absorption d’un deuil par l’autre, l’impossibilité de la dilution du tragique du réel dans les formes symboliques. La citation placée en exergue général, tirée de Madame Edwarda de Georges Bataille, dit magnifiquement l’ambiguïté : « seul m’entend celui dont le cœur est blessé d’une incurable blessure, telle que jamais nul n’en voulut guérir ». Mais le titre radical et majestueux du roman, issu de Richard II, dit plus franchement l’inverse, comme ce passage où un personnage dit à l’autre : « Je ne suis pas vous ». Comment faire, alors, comment écrire à partir de soi pour tous les endeuillés, et comment être parmi les vivants quand on vit par terre, parmi les morts ?

La communauté est peut-être à chercher ailleurs, dans la continuité d’un temps, littéraire, où il n’y a « plus d’avant ni d’après. Ni de vrai ni de faux », une temporalité étrangère fondée sur la conviction que « tout est arrivé autrefois ». Et encore, cela ne semble pas suffisant, ni évident. Car plus loin, nouvelle rupture, on lit : « en un sens, rien ne recommence jamais ». Ou encore : « Les mêmes drames recommencent depuis la nuit des temps. La poésie en parle d’abord. Et puis l’Histoire leur donne forme. […] Sans pour autant que ceux qui ont succombé reviennent jamais à la vie ». Philippe Forest écrit avec cette lucidité de fer, accompagnée par la joie d’inventer. C’est à ce prix et à cette condition, peut-être, que se fonde une vraie communauté des larmes.


Cet article a été publié sur Mediapart.

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