Toute une bibliothèque 

Il semble aller de soi, pour célébrer l’anniversaire de « La Librairie du XXe siècle », de parler d’un livre qui a été publié dans cette collection. Comment choisir ?

J’ai pensé évoquer le silence de Daniele Del Giudice, qui persiste depuis une décennie et me trouble d’autant plus de la part d’un auteur qui a intitulé un de ses livres L’oreille absolue. J’ai lu tous ses romans, et même ce bel Atlas occidental dont nous ne devons pas l’édition française à La Librairie du XXe siècle. Mais comment parlerais-je d’un écrivain dont je déplore le silence, quand il s’est fait connaître par un roman-enquête sur un écrivain dont on a pu penser qu’il n’écrivait pas, Roberto Bazlen ? Il me faudrait donc récrire Le stade de Wimbledon ou du moins m’adonner à quelque variation sur le même thème – comment oserais-je ? Il me reste donc à me taire à mon tour.

Mais cette collection, tout de même.

Trente ans de Librairie : comment choisir parmi toute une bibliothèque ?

Daniele Del Giudice

J’ai pensé à Paul Celan, un des plus puissants poètes de sa génération, le premier peut-être qui nous apparaisse ainsi alors même qu’il n’écrit pas dans notre langue. Il est né germanophone dans une ville alors roumaine, fut déporté en tant que Juif, vint vivre et travailler à Paris tout en composant en allemand. Bref, voici le premier grand poète depuis Rilke à pouvoir être dit européen, ce n’est pas une qualité à laquelle je puisse demeurer insensible et je sais gré à Maurice Olender d’avoir publié trois de ses recueils en édition bilingue. Mais je voudrais insister sur un autre point : la publication de ses correspondances avec trois femmes, Gisèle, son épouse ; Ingeborg Bachmann, l’autre grande voix de la poésie germanophone ; Ilana Shmueli, l’amie d’enfance connue à Tchernowitz (comme on orthographiait à l’époque). Dans les trois cas, les relations ont été marquées par une tendresse suffisante pour que Celan dise beaucoup de choses, quoique avec une pudeur telle que lire ces correspondances ne suscite pas le sentiment d’une indiscrétion. La masse de ces correspondances – celle avec Gisèle Celan-Lestrange occupe 1 500 pages – en fait un document extrêmement précieux pour comprendre ce poète dense et compact. On lit des lettres et des lettres, et puis un seul poème, d’une dizaine de vers, et tout s’éclaire.

Les livres de La Librairie du XXIe siècle ne se ressemblent pas. Le dernier publié de Daniele Del Giudice ne fait que 80 pages et il est de tout petit format, une étroite plaquette. Ils diffèrent aussi par leur objet et leur genre. Quoi de commun entre les petits textes de Georges Perec et la somme de Jean-Paul Demoule contre le concept d’Indo-Européens ? Ou même entre les souvenirs de Monique Lévi-Strauss que son père a jetée « dans la gueule du loup » dans l’Allemagne des années 1939-1945, et la très académique correspondance de son mari avec Jakobson ? Des romanciers, des critiques, des psychanalystes, des poètes, des historiens, des ethnologues, des hellénistes ; des volumes minuscules, d’autres énormes – les livres de La Librairie du XXIe siècle sont disséminés un peu partout dans ma bibliothèque. Quel bonheur !

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