Profession botaniste

Longtemps, la botanique, vouée à l’étude de ce que Rousseau appelle « les mystères de la végétation », est apparue comme une activité champêtre, paisible, solitaire, vaguement pédante – à cause des dénominations latines ! – et sans autre fruit qu’une sèche nomenclature. Certes, elle « apprend à voir ce qu’on voit », selon la formule du même Rousseau dans ses Lettres sur la botanique, mais à quoi sert de constituer un herbier ? Marc Jeanson, qui préside aux destinées du grand Herbier du Muséum d’histoire naturelle, au Jardin des plantes, à Paris, nous rappelle, par ses explications et des anecdotes, ce qu’il y a d’aventure dans la quête infinie des plantes et souligne l’utilité, pour dire le moins, de connaître, classer et préserver la flore de notre pauvre planète. Il y va du maintien vital de la biodiversité.


Marc Jeanson et Charlotte Fauve, Botaniste. Grasset, 221 p., 18 €


Pourquoi tant de soins pour distinguer et nommer – tel Adam au Paradis – la diversité des plantes ? Goethe, passionné depuis l’enfance par l’étude des végétaux, presque autant que par la géologie, avait longtemps espéré découvrir la plante des plantes, la plante originaire, l’Urpflanze à partir de laquelle il aurait été possible de déduire les différents éléments et la « métamorphose des plantes » : « tout est feuille », note-t-il à Palerme. Une intuition de la génétique. Mais ses nombreuses visites dans les jardins botaniques d’Europe, dont celui d’Iéna dont il avait la charge, lui ont fait comprendre que la diversité était plus intéressante que l’unité et alimentait davantage les passions et la curiosité.

Et c’est bien de passion qu’il s’agit. Marc Jeanson rend un hommage très fraternel à ses prédécesseurs du XVIIIe siècle, les Tournefort – l’inventeur de l’herbier –, les Lamarck, les Pierre Poivre (créateur du jardin de Pamplemousse à l’île Maurice) qui, au prix de mille fatigues, de longs voyages vers les tropiques, de marches dans le désert, au péril bien souvent de leur santé, ont réussi à accumuler dans cet endroit de Paris et à répertorier tout l’univers des plantes : « écrire, décrire, c’est entrer dans le secret du végétal », avoue-t-il. La science consiste alors, non seulement à voir, mais encore à décrire. Le plus précisément possible.

Marc Jeanson et Charlotte Fauve, Botaniste

Herbier colorié de l’Amérique (1783) © Biodiversity Heritage Library

Lui-même enfant un peu sauvage, Marc Jeanson raconte comment il allait explorer les mares d’eau putride – mais grouillante de vie – et faisait pousser dans sa chambre les plantes les plus étranges, malgré les objections de ses parents. Plus tard ce sont les palmiers (d’Asie) qui vont le passionner au point de le conduire à New York, au Botanical Garden du Bronx,  et lui fournir le sujet de sa thèse, une rectification pointue du classement des Caryotées.

Ce qui pour le profane n’est que feuilles séchées et fleurs fripées est, pour le botaniste revenu dans son laboratoire, le témoignage d’une rencontre, d’un moment à tel endroit, dans telles circonstances, ce qui permet de mesurer les altérations de l’écosystème, les bouleversements climatiques et leurs effets sur la répartition des plantes, sur la diffusion de celles qui sont utiles et de celles, invasives, qui ne le sont pas (mais en est-il ?). Loin d’être le « mausolée des plantes mortes », l’herbier ainsi conçu, l’Herbier (avec majuscule) du Muséum d’histoire naturelle en premier, retrouve une fonction : il donne une assise scientifique à un combat nécessaire.

Venant après la lecture du Détail du monde, une étude historique sur « l’art perdu de la description du monde » de Romain Bertrand, livre remarquable dont nous avons parlé récemment, la lecture de Botaniste fait entendre la voix du chercheur vagabond, du savant nomade (comme Théodore Monod), avec beaucoup de poésie, de passion et de lucidité.

Marc Jeanson et Charlotte Fauve, Botaniste

Couvertures de la Lettre sur la botanique de Rousseau

Il n’y a pas lieu d’opposer les deux livres, l’un et l’autre empreints de la nostalgie d’une botanique respectueuse des plantes et de leur habitat. L’enthousiasme du chercheur est intact, mais la réflexion sur son métier se teinte de mélancolie. Celui-ci s’exerce en effet aujourd’hui dans un cadre nouveau, moderne, numérique, aseptisé (gare aux insectes, à l’humidité), s’accompagnant d’une bureaucratie qui semble se déployer avec la vigueur d’une plante tropicale.

Or la tâche est colossale. Linné avait décrit 6 200 espèces avec sa classification sexuée ; c’est déjà beaucoup, mais elles seraient soixante fois plus nombreuses aujourd’hui, et l’on en découvre chaque jour de nouvelles. Mais elles disparaissent à un rythme tout aussi soutenu et « s’éteignent avant même que les scientifiques n’aient eu le temps de leur donner un nom », ce qui fait qu’elles restent pour toute éternité inconnues.

Le botaniste qu’est Marc Jeanson ne veut pas céder au pessimisme, malgré tout, et, confiant dans ce qu’il appelle « l’immense générosité des plantes », il se livre à une étrange rêverie quand il imagine la Seine débordant, envahissant le Jardin des plantes et atteignant les tiroirs modernes où sont conservés les échantillons. « Alors l’Herbier se mettrait à germer. » Une première plante « préparant sa grande évasion vers le ciel et la lumière […] passerait sa tige dans l’entrebâillement d’un casier et bientôt toutes tenteraient une sortie […], les myrtes au côté des choux, les bruyères en compagnie des poivrons, tournesols et marguerites ensemble ». Des lianes iraient s’accrocher à Notre-Dame, « la spontanéité du vivant ferait la ruine de l’Herbier », « une flore sauvage se ferait la malle dans les rues de Paris ».

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