Mère de toutes les batailles

Depuis dix ans, une étrange performance, intitulée L’Encyclopédie des guerres, se tient au Centre Pompidou, à Paris. Sur scène, Jean-Yves Jouannais développe un abécédaire composé de citations issues de ses lectures obsédées par les batailles. Il lit, copie des passages, les fait s’entrechoquer, de Homère à Claude Simon, du siège de Troie à celui de Berlin. Son projet en est à la lettre M. M comme MOAB, le livre dont aucune phrase n’est de son auteur.


Jean-Yves Jouannais, MOAB. Épopée en 22 chants. Grasset, 288 p., 19 €


Les différents points de départ de ce livre d’allure bizarre et de nature peu commune ne se situent pas dans l’histoire, ni dans la sociologie des conflits. Les infinitésimaux travaux de recherche cités dans la bibliographie de fin de volume font en effet pâle figure en comparaison avec la liste astronomique de romans, de récits, de poèmes, de pièces, de chroniques, de mémoires et de journaux compilés pour former cette « épopée en vingt-deux chants » : une Iliade moins deux, le texte de Homère comptant vingt-quatre chants. Jean-Yves Jouannais n’écrit pas depuis la guerre, mais depuis la littérature qui l’a racontée.

S’il retranche à Homère, ce lecteur copiste augmente le texte d’un autre père, qui s’appelle Flaubert. MOAB, explique-t-il dans sa postface, constitue le chapitre manquant à son livre posthume, Bouvard et Pécuchet. Les « deux bonshommes qui copient une espèce dencyclopédie critique en farce » se penchent sur presque tous les domaines du savoir, sauf un. Certes, Flaubert avait déjà consacré à la guerre Salammbô, mais l’a laissée hors du Dictionnaire des idées reçues. Pourquoi la guerre, sur laquelle tout le monde a son idée, échappe-t-elle à la contre-encyclopédie flaubertienne et à sa liste des stéréotypes ? Comment expliquer qu’un homme né six ans après la défaite de Waterloo et mort dix ans après le siège de Paris la néglige à ce point ? Pour combler cette intrigante lacune, Jean-Yves Jouannais, avec autant de scrupules que de malice, reprend la méthode flaubertienne, mais pour la retourner contre elle-même, se promettant de « décrire la bataille au moyen dun catalogue de lieux communs ».

Jean-Yves Jouannais, MOAB. Épopée en 22 chants

Lady Butler, « Scotland Forever » (1881)

C’est-à-dire en faisant l’idiot, figure tutélaire à laquelle ce critique et enseignant d’art a consacré un beau livre en 2003 (1). Dans un registre plus intertextuel et ludique que chez Pierre Guyotat, l’idiot qui semble avoir composé MOAB, et qui possède un air de famille avec les œuvres contemporaines de Pierre Senges ou d’Éric Chevillard, est certes celui qui n’existe qu’en soi-même, le singulier, l’isolé, l’idiot du village touché par la grâce, le frère convers qui ne sait pas lire ; il est également la voix d’une déraison balbutiante, la bouche bée d’une monomanie, le bégaiement d’un dysfonctionnement du logos qui le pousse, en l’occurrence, à tout lire de la guerre comme Flaubert lisait tout de Carthage, et à tout répéter en boucle, comme le perroquet de Félicité dans Un cœur simple ; mais cet amateur, cet autodidacte qui ne sait pas, ouvre surtout un autre horizon. Il se révèle capable de concurrencer les discours savants et d’établir un nouveau type de connaissance, ou de rapport à celle-ci. Deux traits caractéristiques distinguent l’artiste idiot, pour Jean-Yves Jouannais : c’est celui « qui est là par hasard, dont le seul alibi est laccident, ou la passion » ; c’est également celui qui, à rebours des bovarysmes et des bien-pensances, « se sert des livres, consomme des œuvres », à la recherche de la manière dont l’art peut augmenter la vie.

On retrouve ces particularités dans MOAB. Comme victime d’un anéantissement à distance et à contretemps, cette voix ventriloque et ahurie semble plongée dans le détail de la guerre sans l’avoir demandé. Bande d’enregistrement, simple pellicule, elle est réduite à reproduire mécaniquement l’écho de la destruction, entrechoquant des morceaux de textes comme pour rejouer la collision des armées et des corps. Elle balbutie, se reprend sans cesse en gigantesque épanorthose, figure rhétorique chère à Claude Simon qui permet de corriger et d’enfler infiniment la description. MOAB repose aussi sur un modèle moins grave : la litanie de l’anadiplose, le rebondissement d’un terme à un autre comme dans la comptine Trois Petits Chats. Incapable d’interrompre sa parole, l’idiot consomme les textes, les consume, les réduit à un état compact de cendres.

Ajoutons que ce livre a deux autres origines littéraires, qui lui ont soufflé sa technique de composition. Dans sa postface, éclairante sur sa démarche, bien que MOAB tienne debout tout seul, Jean-Yves Jouannais reconnaît sa dette envers la Description dune bataille d’Alexander Kluge et Le Bref Été de lanarchie de Hans Magnus Enzensberger, deux textes de collage dont les modalités possibles de lecture, comme pour celui-ci, vont du parcours dilettante à la grande traversée. Adossée du point de vue théorique à la méthode idiote, ce « modeste butin de citations », technique de disparition de l’auteur poussée à l’extrême, forme un « roman-document » unique en son genre.

Plus radical qu’un Diogène Laërce ou qu’un Montaigne, Jean-Yves Jouannais n’ajoute aucun commentaire à sa source. Concaténé à d’autres, l’extrait devient son propre commentaire et chaque passage se trouve « tiré de son contexte ». La phrase n’est susceptible d’engendrer du sens que parce qu’elle est associée à une autre, qui lui est étrangère, parfois même traduite d’une autre langue, dans la dynamique d’un chant, sous l’auspice d’un motif traité en plan rapproché (« Coquetterie », « Enfonçade », « Boucherie », etc.). On est simultanément dans le Mississippi, en Gaule et à Ecbatane, en 1914 et en 1815, dans Tolstoï et dans Lucain. Au-delà de la chasse aux indices, qui invite à découvrir des livres ou à les relire, ce télescopage spatio-temporel, célébrant la contradiction dans les termes (« il vit que les Francs étaient déployés (…). Ils prirent donc position face aux Francs »), rend un effet puissant de condensation de toutes les mémoires des guerres, c’est-à-dire de tout ce qui en a été retenu.

Jean-Yves Jouannais, MOAB. Épopée en 22 chants

Jean-Yves Jouannais © J.-F. Paga

Non sans humour (« Ce nest pas une tâche légère de décrire cette bataille incompréhensible »), MOAB – acronyme de « Mother of All the Bombs », la plus grosse bombe américaine, détourné ici en « Mother of All the Battles » – résume toutes les batailles en une. Du moins toutes celles que l’idiot a bien voulu intégrer à son corpus, dont il demeure l’unique maître d’œuvre. Ainsi, on ne trouvera pas, ou très peu, de traces de conflits postérieurs à 1945, ni d’attaques aériennes ou sous-marines. MOAB reste bloqué à terre, et à la fin de la Seconde Guerre mondiale, plutôt en Europe. De la forme encyclopédique, il conserve ironiquement l’organisation par entrées et un souci d’érudition – allant jusqu’à consacrer un chant entier à la vexillologie (la science des étendards) et un autre à la phaléristique (celle des médailles).

Mais le livre de Jean-Yves Jouannais ne vise pas tant à savoir si la guerre s’est effectivement déroulée d’une manière unique et répétée, qu’à démontrer qu’elle fut racontée et ainsi faite, en copie de la copie : « Ce nest pas tant que des guerres soient entreprises à la seule fin de composer des livres, même si je crois profondément en cette idée abjecte, cest surtout que les générations se lancent inlassablement et sans imagination dans lexpérience de la guerre à la seule fin de se conformer à lidée quelles sen sont faite au gré de leurs lectures. » MOAB, invitant à voir en César un auteur et des combattants empêchés dans les écrivains, démontre par l’absurde que la guerre, métonymie de l’Histoire, est indissociable des récits qui en ont fixé le déroulement, des lieux communs qui nous ont légué un imaginaire auquel on ne saurait échapper.

Dans cette profusion de discours, le fonds originaire, la guerre non racontée, demeure inatteignable. Il n’y a plus que des comparaisons à faire, à tel point que Jean-Yves Jouannais consacre un chant, intitulé « Tel », à la comparaison elle-même. C’est peut-être le plus inattendu, mais aussi le plus significatif : celui qui érige l’équivalence des récits en principe fondateur. À la façon des « fictions encyclopédiques » décrites par Laurent Demanze (2), ce pied de nez aux ambitions arrogantes de totalité ou de spécification inverse la place de la source et de son commentaire, des faits et de leur récit, des acteurs et des auteurs, pour souligner ce qui manque plus que ce qui fut raconté, le répétitif et l’ordinaire davantage que l’exceptionnel et l’original. À l’encyclopédie des guerres, il manque toujours la guerre nue, la guerre impossible, celle qui se passa d’épopée.

Dans cette collection de morceaux de littérature, semblables à des ruines mises bout à bout, la grande affaire de la guerre est passée au crible d’une lecture pleine de joie joueuse et de mélancolie endeuillée, attentive au cliquetis des bottes de généraux comme au frémissement d’une feuille d’arbre déchiquetée et au râle d’un blessé plongé dans la boue. À l’érudition encyclomaniaque, au talent parodique, la minutie de Jean-Yves Jouannais ajoute une éthique artiste. Car si aucune phrase n’est de lui, comme aucun bout de tissu n’appartient à la couturière, la découpe qu’il opère sur le grand corps saignant de la littérature compose une légende qui intègre tous les êtres, l’homme comme la feuille d’arbre et comme l’oiseau, toutes les histoires, des plus reconnues aux moins qualifiées, toutes les quantités négligeables à la description de la bataille. La méthode de l’idiot réajuste tous les récits, leur offre une caisse de résonance, les affranchit des territoires, des patries, des langues, des identités, de toutes les appartenances, au son de « lhymne dun pays oublié ».


La centième séance de L’Encyclopédie des guerres, de Jean-Yves Jouannais, aura lieu le 15 novembre au Centre Pompidou à Paris. Des séances sont programmées jusqu’au 31 décembre.
  1. Jean-Yves Jouannais, LIdiotie – Art, vie, politique-méthode, Beaux-Arts Magazine, 2003, repris en 2017 dans la coll. Champs-Arts aux éditions Flammarion
  2. Laurent Demanze, Fictions encyclopédiques, De Gustave Flaubert à Pierre Senges, José Corti, 2015
Cet article a été publié sur Mediapart.

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