Assouline en zone grise

Biographe, romancier, journaliste, Pierre Assouline est un homme curieux de tout et surtout d’Histoire. La bibliothèque familiale a contribué à son éducation ; l’engagement de son père dans l’armée française qui se battait à Monte-Cassino n’est pas pour rien non plus dans cet intérêt pour les années noires. Avec Occupation, il rassemble ses romans et ses biographies qui partagent tous une obsession pour les collaborateurs.


Pierre Assouline, Occupation. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1 376 p., 32 €


Le volume de la collection « Bouquins » permet de lire ou de relire la biographie de Jean Jardin, « éminence grise », qui a œuvré sous divers régimes politiques dans les coulisses du pouvoir, Le fleuve Combelle, sans doute l’un des livres les plus personnels et complexes de Pierre Assouline, trois romans, La cliente, Lutetia et Sigmaringen, et enfin un essai historique, L’épuration des intellectuels.

Les deux gros romans réédités ici évoquent des lieux de l’Occupation. Dans sa préface, l’auteur semble marcher dans ces rues et passer devant les immeubles qui ont servi de siège aux pires officines. On reconnaît le Paris de La ronde de nuit ou des Boulevards de ceinture, de Modiano.

L’hôtel Lutetia a une histoire très riche, et l’agent des Renseignements généraux, personnage de fiction qui permet au documentaire de s’incarner, la met en lumière. Siège de l’Abwehr pendant la guerre, l’hôtel accueille ensuite les survivants des camps de concentration et d’extermination. La mémoire que beaucoup de déportés en garde les empêche parfois de s’en approcher. Comme si le passé revenait. Mais, raconte Assouline, une amicale rassemble aussi des hommes et femmes de toutes origines, tous déportés, qui, une fois par mois, se réunissent dans cet hôtel. Et ce, avec une forme de joie, car ce qui s’est noué entre eux est comme leur patrimoine commun, plus fort que tout.

Pierre Assouline, Occupation.

Pierre Assouline © Jean-Luc Bertini

Sigmaringen est aussi un roman fortement documenté, dans lequel un majordome observe, écoute et raconte. On sait ce que Céline écrit de ce lieu dans D’un château l’autre ; le regard du romancier contemporain est bien sûr différent, et il témoigne de son goût pour le grotesque, ou plus précisément, comme il l’écrit, « pour l’irrévérence intellectuelle ».

Enfin, La cliente, premier roman de Pierre Assouline jusque-là connu comme biographe, tourne autour de la question de la délation. Comme il l’explique dans « Apologie de la Zone Grise », sorte de préface à cet ensemble, ce récit a passionné des lecteurs venus d’horizons divers : une inspectrice des impôts le lui a dit lors d’une signature, mais aussi des détenus d’une prison à Rennes, et des lecteurs polonais qui retrouvaient dans ce Goncourt attribué par le jury de leur pays quelque chose qu’ils avaient vécu. Je laisse aux lecteurs le soin de découvrir les points communs. Un tel roman n’a rien perdu de son actualité, en des temps où l’expression anonyme remplie de ressentiment ou de haine trouve un exutoire grâce aux réseaux (a)sociaux. Et on pourrait élargir la remarque en citant ce très beau mot de Péguy quant à l’invasion qui nous menace plus que toutes, celle « qui entre en dedans ». On le voit en Hongrie, en Italie, mais aussi chez tel petit plumitif médiatique français insultant Voltaire et Hugo, le venin n’est pas sorti ; ce que l’Occupation analysée ou racontée par Assouline représente est plus présent que jamais.

De tous ses livres, Le fleuve Combelle est sans doute celui qui lui tient le plus à cœur. Combelle est de ces écrivains qui, comme Drieu la Rochelle, Rebatet et Chardonne, a écrit pendant la guerre, a publié, a dit sa haine de la démocratie, en fasciste qu’il était. On n’entrera pas dans le détail, mieux vaut lire la biographie très personnelle que lui consacre l’auteur. Il est plus intéressant de savoir pourquoi J.-B. Pontalis, qui avait entendu tous les enregistrements menés par le biographe, qui comptait publier le livre dans sa si belle collection « L’un et l’autre », y a finalement renoncé. Ce récit remuait des souvenirs douloureux. Pas seulement pour l’éditeur, dont la tante avait eu des liens avec Combelle, mais aussi pour celui avec qui Pontalis partageait son bureau chez Gallimard, Claude Roy.

Pierre Assouline, Occupation.

Avant la guerre, Roy avait été un proche de l’extrême droite, et ami de Combelle. Reporter à Vichy, en 1942, il avait tendu son micro à Alexis Carrel, l’une des figures de cette France-là, partisan de l’eugénisme. Très vite après, Roy était entré dans la Résistance, et on ne saurait conserver une seule image de cet écrivain, et surtout pas la moins reluisante. Pierre Assouline en parlait avec l’intéressé, qui avait du mal à se reconnaître sur les photos. Et pourtant c’était bien lui.

Mais cet exemple, comme beaucoup d’autres sur lesquels l’auteur d’Occupation revient, permet de comprendre pourquoi il fait l’apologie de la Zone Grise. Ce lieu ambigu sépare et relie, selon Primo Levi qui en traite dans un de ses essais les plus importants (et discutés) des Naufragés et les rescapés. S’il y a eu de vrais salauds, comme Chardonne dont le fils, résistant, a été déporté sans qu’il l’aide jamais, ou Courtine, alias de la Reynière, protégé par Hubert Beuve-Méry qui lui avait offert la chronique gastronomique du Monde alors qu’il avait dénoncé des Juifs, d’autres hommes de plume (ou pas) ont compris les enjeux d’un temps, plus importants que la publication d’un ouvrage admiré par le tout-Paris de l’époque. Daniel Cordier est de ceux-là, qui s’engage aux côtés de Jean Moulin. Un soir, à Lyon, le second lui dit : « En vous écoutant, je me rends compte de la chance que j’ai eue d’avoir une enfance républicaine ». Entretemps, à Chartres, il avait refusé de signer un document tendu par les nazis dans lequel ces derniers exigeaient qu’il accuse des tirailleurs sénégalais d’un crime sur des femmes et des enfants. Les nouveaux occupants l’avaient jeté en prison. Une enfance républicaine : cela reste très vivant.

Pierre Assouline, Occupation.

Article de Libération sur « l’affaire Joanovici »

Raoul Girardet, le grand historien de la droite française, et partisan de l’OAS en son temps, avait aussi choisi la Résistance. On pourrait poursuivre longtemps ainsi. Dans d’autres cas, comme celui de Jean-Pierre Vernant, tout a été plus clair : de la belle mort lue chez Homère à l’organisation de la Résistance à Toulouse, le lien était évident. Mais Pierre Assouline évoque d’autres figures, comme ces écrivains de droite, dont on aime le style (que l’on songe à l’admiration de François Mitterrand pour Chardonne et Jünger), comme si cela excusait tout. Et l’auteur décline « l’infinie gamme des gris », dès lors qu’on évoque l’escroc Joanovici ou la romancière Irène Némirovsky dont David Golder est (selon moi) un sommet de haine de soi, avec une figure stéréotypée de Juif, presque aussi ignoble que le Silbermann de Lacretelle (longtemps étudié en collège comme texte antiraciste !).

Pierre Assouline ne cache pas les paradoxes et contradictions qui sont les siens. Je le comprends : Drieu la Rochelle peut-il se résumer à son journal infect ? Peut-on oublier l’ami de Malraux, lequel n’est entré que tardivement en résistance ? On pourrait poursuivre longtemps ainsi. Mais de belles figures se dégagent, et on a envie de partager l’enthousiasme de Pierre Assouline. Il aime les anecdotes ; on partage ce goût car il donne à voir, il incarne. Et celle qui clôt cette préface au livre nous touche. Il est question d’un numéro tatoué sur le bras de Simone Veil, une fierté et une blessure.

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