L’apprentissage de la nature

On peut écrire en dehors du réel, inventer un espace imaginaire que l’on explore mot à mot, ainsi que l’a fait Jacques Abeille avec le Cycle des contrées. Mais on peut aussi naître à l’écriture à partir du réel, pas à pas, dans un rapport au monde conflictuel ou harmonieux. C’est dans cette dernière voie que s’est engagé depuis longtemps Alexis Gloaguen qui vient de publier le deuxième tome de ses Écrits de nature aux éditions Maurice Nadeau. Toutefois, comme le suggère le titre, ce n’est pas une confrontation à la réalité urbaine qui caractérise la démarche de cet écrivain, par ailleurs philosophe et naturaliste par passion, mais bien plutôt un désir ardent d’immersion au sein de la nature, qui l’apparenterait plutôt à Thoreau.


Alexis Gloaguen, Écrits de nature II. Entre Écosse et Bretagne. Illustré par Jean-Pierre Delapré. Maurice Nadeau, 302 p., 25 €


Des trois textes que comprend ce livre, Le Pays voilé est indéniablement le plus important, à la fois par son ampleur et la démarche singulière qu’il engage. La forme est en apparence celle d’un récit de voyage, un journal même, relatant ce que l’auteur appelle des « vagabondages » autour de Swordale, en Écosse, où il a suivi sa compagne, nommée pour un an à un poste de lectrice dans plusieurs collèges de cette bourgade. Mais la comparaison s’arrête là. L’enjeu est tout autre, d’ordre existentiel, dans son sens le plus intense, vital. Rien à voir avec la promenade ou même la randonnée, au sens distractif ou sportif où nous l’entendons. À condition de désacraliser le mot, c’est une sorte d’ascèse que met en œuvre Alexis Gloaguen pour tenter de mettre en synergie le corps, le paysage et l’écriture, et ainsi réconcilier l’homme avec la nature. Il écrit sur le vif, en extérieur, au rythme des saisons, note scrupuleusement ses sensations, ses émotions, ses observations, tout ce qu’il ressent et perçoit, au fur et à mesure de son cheminement par des sentiers souvent ardus.

Alexis Gloaguen, Écrits de nature II. Entre Écosse et Bretagne

Alexis Gloaguen en Écosse, en 1982

Le livre commence en septembre, à leur arrivée, par la reconnaissance des lieux immédiats, la découverte de la maison où ils vont vivre. Comme chez tout nomade, il y a une part de sédentarité nécessaire, aussi restreinte soit-elle. Il faut en effet d’abord s’ancrer dans le paysage, s’y faire admettre puis reconnaître. La ferme est isolée, envahie par les rats, ce qui rend les conditions de vie précaires, mais elle est un point fixe, un repère incontournable dans l’errance à partir duquel il devient possible de rayonner.

Pendant un an, seul ou avec sa compagne, Alexis Gloaguen va explorer méticuleusement le territoire. Ce n’est pas le monde des hommes – il se tient à l’écart de ce monde – qui l’intéresse, mais la nature, dans son aspect le moins domestiqué possible. Il y a le Ben Wyvis et la grotte du Loch Mhor, les estuaires, tous ces lieux propices à l’observation des animaux, notamment diverses espèces d’oiseaux dont l’auteur fait tout au long de son livre une description vivante, scientifique et poétique à la fois. Voici comment il décrit les oies cendrées que l’on appelle les « oies du retard gris » : « Leur vie est tissée de prudence. Et cela paraît les avoir menées à une stricte égalité. Quelle meilleure garantie qu’une tâche effectuée par rotation au sein du groupe ? Lors du vol migratoire, l’oie de tête, source d’ondes aériennes qui aident les suivantes et les orientent, est fréquemment relayée. Et lorsque la troupe s’alimente au bord des rives, chaque oiseau veille à son tour, laissant les autres tamiser la vase au filtre sensible de leurs becs, chicaner pour des raisons mystérieuses, émettre leurs cris tragi-comiques, se lisser les plumes, osciller sur le clapot. » Le paysage qu’il arpente, il cherche à le découvrir en profondeur, ce qu’il connaît s’enrichissant à chaque trajet d’un détail nouveau, d’une connaissance nouvelle. Cette approche de la nature qui exige d’être constamment à l’affût, les sens aux aguets, et tout particulièrement l’ouïe chez cet amateur de musique, ressemble à une quête, mais sans le côté initiatique où l’objet se dérobe toujours. Car l’écrivain, au fil de ses déplacements, finit par trouver ce qu’il cherche, « ce qu’il souhaitait vivre », même s’il ne le savait pas avant de l’avoir découvert.

Alexis Gloaguen, Écrits de nature II. Entre Écosse et Bretagne

© Jean-Pierre Delapré

Et si Alexis Gloaguen, dans ce corps-à-corps avec la vie où il faut se donner entièrement et accepter une certaine souffrance, était en définitive en quête du bonheur ? C’est le sentiment que nous avons à la lecture de ce passage : « Notre vie est tragique et splendide, notre souffrance est aussi pure que notre émerveillement, ces temps-ci. La montagne nous soutient comme une drogue. Je crois la sensation très voisine de celle que l’on a à naviguer à voile au grand large, à perte de vue des côtes. On est ici perdu dans la bruyère et guetté par des périls que l’on apprend à prévoir et presque à chérir. C’est pour moi une source perpétuelle d’inspiration… C’est la montagne, l’estuaire, les oiseaux qui écrivent. »

Gloaguen le sait d’expérience : il y a, dans une marche harassante qui excède les capacités physiques, ce moment ébloui de la fatigue où le corps ne résiste plus, lâche enfin prise, s’abandonnant à une sorte d’ivresse qu’il partage avec le monde qui l’entoure. C’est dans ces instants d’immersion que le paysage vous reconnaît enfin comme l’un des siens et se met à s’exprimer en vous. D’une certaine manière, ce livre est une traduction en langage humain d’un des nombreux récits du monde, écrits avec les mots du monde que sont les minéraux, les végétaux et les animaux. Celui-ci se déroule en Écosse et est vécu sous le mode d’un nomadisme. C’est d’une façon plus apaisée, « sédentarisée », que Gloaguen écrira plus tard, à son retour en Bretagne, les deux autres textes de ce livre, Mes Dieux Lares, texte consacré aux araignées, et Le Souffle des pierres qui évoque le site « Notre-Dame de la fosse » à Locuon, ancienne carrière gallo-romaine – et lieu de culte – abandonnée par l’homme et reconquise par la nature. Les belles illustrations de Jean-Pierre Delapré accompagnent ce deuxième volume des Écrits de nature.

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