Trait d’union

Dans Le double nom, Gaëtane Lamarche-Vadel fait le récit « de la fusion clandestine et magique de deux états-civils », en même temps qu’elle conduit une réflexion sur le nom et son pouvoir. Comme pour mieux relier une histoire intime à son époque (mai 68).


Gaëtane Lamarche-Vadel, Le double nom. Éditions Verticales, 126 p., 12,50 €


Il en est peut-être du double nom comme de l’agent du même… nom. Une façon comme une autre, et avec un.e autre, d’être un.e autre, une manière d’exister deux fois plutôt qu’une, une forme de vivre caché et à découvert… C’est l’histoire de cette double vie, si l’on peut dire, que Gaëtane Lamarche-Vadel raconte, ou plutôt déplie, dans un livre qui tient à la fois de l’essai sur soi et de la pensée intime. Comme on livrerait un secret bien gardé : « Le nouveau nom, issu de la fusion clandestine et magique de deux états-civils, les positionne tous les deux au début d’un cycle de vie. Ils sont coauteurs du roman de leur vie, d’une fiction et d’une imposture juridique. Le double nom sans légitimité est l’équivalent d’un pseudonyme, mais un pseudo pour deux, cela annule sa fonction différentielle. Le double nom sans histoire, ni attache géographique, ni généalogie, créé de deux pièces, instaure une nouvelle identité duelle, dont la valeur est toute performative. »

À année magique, formule magique. Gaëtane Vadel et Bernard Lamarche se rencontrent aux PUF en juillet 68 : « Elle est étudiante, il est magasinier. Il est salarié à plein temps, elle est vacataire. » Ils rêvent chacun de vivre le bout de vie de l’autre qu’ils ne possèdent pas, la création du côté de l’un, fût-elle balbutiante, énervée ; la maîtrise du côté de l’autre, l’université qui va avec ; bref, le licencieux et la licenciée, l’éclair et le long cours, l’orage et l’apaisement. Tous signes pluriels d’une fin de décennie singulière : « Durant cette époque survoltée de grands dérèglements sociaux et politiques, les écarts ne sont pas exceptionnels ; ils ne comptent plus car les marges et les barges sont à l’intérieur. Seuls le banal, le salariat, la routine, l’enfermement des corps et l’endormissement des esprits sont haïssables. »

En accolant leurs deux noms au-dessus de leurs deux vies, avec un trait d’union s’il vous plaît, et même, et surtout si cela ne plaît pas, ils réalisent leur rêve : Lamarche-Vadel, donc, comme un acte manqué-réussi-revendiqué : « Les autres ne font pas ça. Se faire appeler, l’un et l’autre, Lamarche-Vadel relève d’une excentricité aggravée par la fantaisie de porter ce double nom avant même le mariage, comme si celui-ci n’était pas le réel opérateur du changement onomastique. Ce qui dans leur cas est vrai puisque le mariage n’a pas eu lieu et que quand bien même aurait-il eu lieu, il ne conférerait pas aux époux le droit de mutualiser leurs noms propres. »

Gaëtane Lamarche-Vadel, Le double nom

Gaëtane Lamarche-Vadel © Francesca Mantovani

Le double nom de Gaëtane Lamarche-Vadel n’est pas exactement un récit, pas tout à fait un essai, un texte hybride, double (tiens, comme le nom…), écrit à la troisième personne (mais laquelle ? choisissez : il, elle, ils…) et qui finit par produire une étrange impression de dedans-dehors. Symptomatique est à cet égard le premier chapitre du livre qui s’ouvre sur une remarque : « Lamarche-Vadel est un très beau nom », pour bifurquer presque aussitôt, prendre le sentier de la pensée, suivre les méandres du nom composé, s’approcher de ses rives et dérives : « Du côté de leur formation comme du côté de leur usage, pas de règles pour les doubles noms, que des exceptions. La fantaisie est la norme. Certains sont légalisés et d’autres pas. Tous racontent des histoires particulières. Ils réparent des blessures, potentialisent des existences, corrigent, camouflent, rehaussent des accents lingusitiques et des états valétudinaires. »

Pour le meilleur et pour le père… Lamarche-Vadel doit moins se lire comme l’alliance de deux noms que comme leur fusion, voire leur fission, comme si mettre côte à côte deux signifiants signifiait les mettre de côté. Il y a de fait dans le double nom de Gaëtane et Bernard Lamarche-Vadel la marque d’une rupture forte avec le père, les pères, la patrilinéarité. En choisissant de s’autonommer l’un l’autre, ils « vont à l’encontre même de la transmission, le nom inventé les propulse au-delà des usages et des normes. Le double nom représente pour eux une désaffiliation et la genèse d’une filiation à venir. Ce geste veut être inchoatif, produire une origine, créer une lignée au lieu de s’y inscrire. »

Ce qui semble une évidence pour l’une ne va pourtant pas de soi pour l’autre. Pour elle, certes, les motifs sont doubles, mais restent après tout dans la limite du « rationnel » : « son peu d’appétence à s’appeler madame Vadel, comme sa mère, et son refus de se nommer madame Lamarche, comme sa belle-mère. » Pour lui, l’affaire est tout autre : « Le nom-du-père l’obsède ; omniprésent, il domine sa vie dans laquelle il dit avancer déchiqueté. C’est le nom du docteur qui pratique des vasectomies sur des animaux et les euthanasie avec l’aide du “petit”…/… Celui qui sollicite d’un confrère la malédiction du fils. C’est Notre Père qui êtes aux cieux, remercié avant chaque repas, prié au moins une fois par semaine à la chapelle… » On comprend mieux, dès lors, « l’activité permanente d’écriture » de celui qui signe de son nouveau nom un nombre invraisemblable d’articles, de livres, de contrats, de revues, sans compter des œuvres, des collections, des galeries, des maisons et même un château. Dangereuse, illusoire, mais peut-être seule manière, pour lui, de tenir le Père à distance : « D’un côté le trait d’union relie les bords de la faille, de l’autre il montre ce qu’il surplombe, la disjonction, le vide. Si le double nom suturé peut servir de planche de salut, c’est au-dessus de l’abîme ; s’il est la trace vivante d’une jonction, il est aussi l’indice d’une dissociation. Il tire vers l’union, mais menace d’une désintégration. »

Que cette menace de désintégration ait mis plus d’une fois le couple en péril ne fait guère de doute. C’est pourtant avec une grande délicatesse que Gaëtane Lamarche-Vadel évoque le noir au fond de leur histoire commune. Et c’est d’ailleurs à la « folie » d’une époque plutôt qu’à celle d’une vie qui vire au duel qu’elle préfère rattacher leur double nom. Lequel résonne presque comme un slogan, l’union libre du poétique et du politique : « « Lamarche va d’aile » ainsi que l’annonce leur faire-part de mariage, n’a pas pour dessein de rester dans les cadres du droit, serait-il civil. »

Un peu moins de vingt ans séparent le suicide de l’écrivain et critique d’art Bernard Lamarche-Vadel de l’écriture du Double nom. N’est-il pas permis de voir dans cet écart comme un dernier trait d’union ? Lamarche-Vadel. La mort-la vie.

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