Entreprendre de donner l’image d’une génération se heurte souvent à plusieurs écueils tels que le narcissisme, une complaisance corrélative, l’emploi de références obscures aux non-initiés. Plus étroit le propos, plus accélérée la péremption de ce genre de tentatives. Disons-le tout net, La journée de la vierge, de Julie Marx, n’entre pas dans cette catégorie. Au contraire, on anticipe déjà de futures lectures, dans quinze, vingt ans, où l’on admettra incrédules : « C’était bien nous ! » Hic et nunc, on ajoutera : « Mais ce n’est pas que cela. »
Julie Marx, La journée de la vierge. L’Olivier, 192 p., 17€
Quitte à jouer sur les temporalités, rappelez-vous cette sentence, légendaire maintenant, d’une ancienne présidente du Mouvement des entreprises de France : « La vie, la santé, l’amour sont précaires, pourquoi le travail échapperait-il à cette loi ? » C’était dans Le Figaro, en août 2005 déjà… Treize ans plus tard, La journée de la vierge de Julie Marx offre une réponse à cette question rhétorique. Tout entier guetté par la précarité, amoureuse comme sociale, son personnage se débat en effet avec une vie marquée du sceau de l’incertitude la plus douloureuse. En un mot comme en cent, cette narratrice mène « son activité en freelance ». C’est elle qui le dit, et cela suggère bien des aléas. N’y voyons pas un statut professionnel mais la métaphore d’une condition. S’il y a du marxisme dans ce texte, il est tendance Karl autant que Groucho. Précis dans sa description du capitalisme contemporain, il peut aussi faire rire de son hypocrite ingéniosité.
Bien sûr, la précaire est intellectuelle, maniaque de Spinoza, munie d’études de philosophie mais (ou plutôt donc ?) condamnée à rédiger des messages publicitaires pour une entreprise de cosmétiques. Elle « qui a une théorie pour tout », imagine de définir son propre malheur, tentant notamment d’écrire un essai : Le Célibat, un totalitarisme comme un autre. Ailleurs, elle s’interroge « Comment rester vulnérable (sans quoi, pas d’abandon) sans être vulnérable (à l’absence de lendemains) ? » Assujettissement à l’emploi et au désir s’interpénètrent tout du long, confirmant d’une certaine manière la prophétie de Laurence Parisot : au XXIe siècle, l’auto-entreprise vaut pour le travail comme pour l’amour. Pour ne rien arranger, l’héroïne entre (avec quelle appréhension !) dans ses quarante ans. Mi-temps de la vie, mi-temps du mois d’août, Paris et son « ciel mauve la protège et l’enveloppe sous son grand manteau couleur de cerne ». Ville vidée, les couples d’amis ayant déserté vers quelque côte bretonne, cette femme se retrouve en tête-à-tête avec sa solitude et, pire encore, accompagnée de la solitude des autres, dont un vieux camarade tout autant à la dérive, avec lequel elle tente « d’organiser le pessimisme autrement. » Ils errent entre le XIe arrondissement et Notre-Dame de Paris, cherchent à ne pas trop voir l’émiettement d’une vie, où l’on se voit « vieillir sans mûrir ». Adolescence et sénescence se mêlent. À moins que leur jeune âge n’eût été une forme prématurée de la vieillesse ? Cela, l’auteure ne le dit pas mais on peut le supposer.
Animé de préoccupations aussi sombres, le livre aurait dû donner dans la complainte, soit égocentrée soit cynique, sur le thème de la génération sacrifiée. Mais grâce à cette modestie que permet l’humour, une tonalité singulière se fait jour. À une tentative de décrire son état, un médecin répond à la narratrice : « Quand vous me dites que vous vous identifiez à ce prêtre belge séquestré dans le désert malien, c’est vrai, je crois que vous faites une dépression… » On connaît depuis Bretécher ces galeries d’angoissés parisiens, urbains paniqués dont le spectacle ne peut pas ne pas toucher le lecteur, qui s’y reconnaît. Pourtant, le propos, marqué d’humour juif, s’éloigne de la satire pour voguer en cadence vers une mélancolie drôle. Les nombreuses références au stand-up trahissent chez l’auteur un long exercice de cette discipline. De fait, le récit retourne l’adversité contre elle-même en la prenant de vitesse. Le texte oscille ainsi sans cesse entre tragédie de l’aliénation et réponse, « sur un air de swing », par la plaisanterie. Maniant son esprit d’abord contre lui-même, le personnage échappe au désespoir. Mais pas du tout sur le mode de la gaieté salvatrice, remède à la tristesse ambiante. Plutôt parce que, en soustrayant un peu de malheur à l’existence, l’humour se révèle recul sur soi-même, c’est-à-dire amorce de réflexion. L’éclat de rire n’ouvre pas seulement le visage du lecteur, mais aussi des perspectives.
Ceux qui cherchent l’Assomption dans La journée de la vierge en seront pour leurs frais (encore que…) ; mais ils auront la révélation, littéraire, d’un premier roman.