Philosophie du djihadisme

Un nouveau spectre hante l’Occident : le terrorisme islamiste. Toutes les sciences sociales sont mobilisées pour comprendre ce phénomène. Qui de l’inscrire dans l’histoire de l’utilisation de la terreur par les mouvements révolutionnaires dans des stratégies de déstabilisation du fort par le faible ; qui d’en chercher la cause dans le nihilisme contemporain lequel n’offrirait d’autre solution pour donner un sens à l’existence ; qui, encore, d’en donner une explication géopolitique en soulignant la manipulation dont ces groupes font l’objet à travers leurs financements, pris dans une guerre civile interne au monde musulman. Et bien d’autres hypothèses sont avancées.


Jacob Rogozinski, Djihadisme : le retour du sacrifice. Desclée de Brouwer, 259 p., 18,90 €


L’intention de départ de Jacob Rogozinski, philosophe qui a déjà travaillé sur le thème de la terreur dans un livre précédent, Ils m’ont haï sans raison. De la chasse aux sorcières à la Terreur (Cerf, 2015), est simple : prendre les acteurs au sérieux dans ce que révèle ce qu’ils disent et font. Son analyse construit un cadre interprétatif, inspiré de Foucault et de Deleuze : ces femmes et ces hommes qui quittent tout pour se lancer dans le djihad sont pris dans des « dispositifs » auxquels des « schèmes » donnent leur efficace. Les premiers sont « des agencements singuliers, fluides, hétérogènes qui articulent des éléments dissemblables […] et parviennent à capter des sujets et à se les assujettir » ; Jacob Rogozinski les appelle « dispositifs de terreur ». Quant aux schèmes, ce sont des « représentations imaginaires investies d’affects » : le sacrifice de soi – ou autosacrifice – en est un exemple, et des plus puissants, fondé à la fois sur le don de soi et sur l’espérance d’accéder à une existence transfigurée ; le messianisme en est un autre, dont la force émancipatrice peut se retourner en son contraire. C’est prioritairement ce qui intéresse notre philosophe : comprendre comment des dispositifs et des schèmes, pas obligatoirement malicieux, quelquefois libérateurs, peuvent se retourner en négatif. De ce point de vue d’ailleurs, mieux que de parler de « haine », terme vague et qui n’explique rien, n’aurait-il pas fallu que l’auteur explore la catégorie, bien connue des historiens et des anthropologues, de « zèle », ce qui présenterait l’avantage de replacer le djihadisme contemporain dans la longue histoire de ce que nous appelons aujourd’hui la violence religieuse ainsi que de sa légitimation au nom d’une eschatologie en train de se réaliser. Quel « dispositif » puissant que le zèle : « le zèle de ta maison me dévore » (Psaume 69).

Jacob Rogozinski, Djihadisme : le retour du sacrifice

Deux questions se posent à ce stade : pourquoi un certain nombre de jeunes Européens se sont-ils laissé enfermer (« capturer par », écrit l’auteur) dans ces pièges mortels et pourquoi avons-nous tant de mal à admettre qu’ils ne sont pas des monstres irrationnels ? C’est ici que Jacob Rogozinski renouvelle à la fois le thème des causes sociales de l’attrait du djihad et celui de nos refoulements dans nos tentatives d’interprétations. Ce n’est pas seulement le manque de reconnaissance, la pauvreté, le chômage, la tragédie des banlieues qui expliquent le passage à la violence, mais la situation sociale ranime des schèmes d’espérance, de reconquête de la dignité, de réappropriation du sens, qui ne sont en rien étrangers à notre histoire récente. Nous aussi sortons d’un siècle dans lequel la violence révolutionnaire ne se voyait pas comme telle mais comme guerre légitime et l’investissement dans l’absolu du tout politique comme condition sine qua non de la libération de l’homme. Nous oublions que le déminage occidental des sublimes justifications des pulsions criminelles, qui accompagnent inévitablement toute forme de vie requérant l’engagement total de l’existence, résulte d’un travail long et patient, qu’il serait bien trop rapide de qualifier seulement de sécularisation, et que nous devrions veiller à ce que ce trésor de confrontation non meurtrière ne retombe pas en lénifiant « dialogue » ruineux pour la démocratie, mais très fructueux pour le consumérisme indifférentiste.

Comme d’autres analystes, Jacob Rogozinski insiste sur le fait que les islamistes sont des modernes qui s’ignorent : modernes dans leur réinterprétation « politique » de l’Islam (la civilisation), modernes dans leur reconstitution de l’islam (la foi) originaire, modernes dans leur appropriation totalitaire du pouvoir. Mais, surtout, l’auteur montre, en emportant la conviction, que loin d’être une mouvance radicale, l’islamisme déradicalise ce que l’Islam, avec sa riche tradition, pourrait apporter à la culture universelle aujourd’hui pour le transférer dans une course effrénée au pouvoir. Autrement dit, ces mouvements sont des « associateurs » qui élèvent le « petit » djihad, celui de la guerre (opposé au « grand », celui du combat spirituel), au rang de quasi-absolu divin. Il existe non seulement un phénomène de déradicalisation de l’islam, mais également un phénomène de désublimation des rituels destinés à endiguer la violence au profit d’une sacralité archaïque contre laquelle, précisément, le Prophète lui-même s’était dressé.

Jacob Rogozinski, Djihadisme : le retour du sacrifice

Mais l’essentiel de ce petit livre n’est peut-être pas là. À mes yeux, ce qui le rend précieux, c’est, d’une part, qu’il ne rejette pas dans l’étrangeté absolue le terrorisme islamiste qu’il réintègre plutôt dans l’histoire occidentale des idéologies totalitaires (tout en accomplissant un travail de distinction), et, d’autre part, qu’il n’exclut pas l’Islam d’une grande histoire occidentale dont les moteurs principaux ont été les monothéismes abrahamiques ; enfin, il souligne notre difficulté, devenue véritable refoulement, à admettre l’existence active de certains dispositifs communs au terrorisme dans nos sociétés avancées. Ce qui a pour conséquence de nous rendre incapables de les reconnaître et de nous aveugler sur leur sens quand nous les rencontrons dans les mouvements djihadistes. Ainsi de la « religion », dont nous serions, paraît-il, sortis ; ainsi du sacrifice, que j’évoquais plus haut ; et de tant d’autres « dispositifs » anthropologiques construits par l’histoire et prenant des formes variées selon les cultures, avec lesquels nous n’avons pas fini de nous expliquer. Croire dans, par exemple, et utiliser en même temps le sens du merveilleux et du miracle de la publicité avec les outils de la communication d’aujourd’hui ; chaque exécution médiatisée est à la fois la proclamation d’une menace et l’affirmation d’une toute-puissance miraculeuse (les assassins du 11 Septembre ont accompli un miracle à l’instar du Prophète) et souveraine.

Louis Massignon, dès la fin de la Grande Guerre, alertait l’opinion internationale sur le danger qu’il y aurait à continuer, dans nos relations avec le monde arabo-musulman, dans le registre du mépris et de l’humiliation. L’Occident n’a manifestement pas entendu l’avertissement et a multiplié les erreurs. Jacob Rogozinski a raison de parler du « complexe d’Ismaël », du nom de ce fils d’Abraham, enfant d’une esclave, chassé par la naissance d’Isaac. Si ce complexe atteint aujourd’hui son paroxysme, l’Occident en porte une grande part de responsabilité. Mais ces parias (n’hésitons pas à employer le terme à la suite de Hannah Arendt) auraient pu être des témoins (martyrs), pour peu que l’émigré n’ait pas été réduit à sa force de travail, autrement que par le meurtre : il s’agit de renouveler le sens de l’hospitalité, et de montrer la voie d’une certaine désappropriation, indispensable pour continuer à vivre sur la planète Terre. Il est encore temps pour eux de le devenir et pour nous de comprendre que l’Islam fait partie de notre histoire.

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