Balance ton père

Anne-Emmanuelle Demartini récidive. Dans un précédent livre, paru en 2001, elle s’intéressait à L’affaire Lacenaire ; son nouvel opus porte sur cette autre figure criminelle fameuse qu’est Violette Nozière ; « multi-récidive », dirons-nous tant son livre est complet, usant de tous les outils dont dispose la discipline historique aujourd’hui pour analyser un événement : elle fait de ce parricide un fait social total.


Anne-Emmanuelle Demartini, Violette Nozière, la fleur du mal. Une histoire des années trente. Champ Vallon, 420 p., 26 €


En lisant l’ouvrage, on comprend en effet très vite pourquoi il a fallu beaucoup d’énergie, d’intelligence et de temps pour plonger dans cette affaire de l’entre-deux-guerres. Plus l’historienne avance dans son enquête sur cette fille unique qui empoisonna ses parents, plus les années trente se déploient sous ses yeux. Là est sans doute l’extraordinaire réussite du livre : à partir d’un événement fortement médiatisé à l’époque et en suivant tous les méandres de l’affaire, Demartini  parvient à dresser le tableau d’une époque, à nous en livrer une intelligibilité inédite. Elle compose une série de panoramas sur la société française d’alors ; en Violette Nozière s’inscrit subtilement toute la complexité de l’imaginaire social de ce moment.

Anne-Emmanuelle Demartini, Violette Nozière, la fleur du mal. Une histoire des années trente

Violette Nozière

Cette réussite tient bien sûr à une écriture fluide et efficace mais aussi à la manière dont l’auteure tisse ensemble ces biographies de l’accusée, pour en montrer non la continuité mais précisément la troublante discontinuité. Car la jeune criminelle parisienne n’est pas seulement l’enfant ingrate du cheminot méritant de la rue de Madagascar, la fille à la sexualité dévergondée, l’empoisonneuse, la tueuse de vieux, la révoltée ; elle est aussi la fille abusée sexuellement par le père, la victime d’une société en crise. En se plaçant délibérément du côté de la condamnée à mort, en prenant au sérieux la cause de Violette, Demartini entre, comme personne ne l’avait fait avant elle en histoire, dans une affaire criminelle : c’est elle qui devient la maîtresse du jeu, elle avance tous les dossiers les uns après les autres, nous montre les portraits photographiques successifs qui paraissent dans la presse ; curieuse galerie de portraits de femme où Nozière est tour à tour « la fille aux poisons », la jeune lycéenne, l’accusée idéale, la prisonnière parfaite ou enfin la mère de famille réhabilitée.

L’historienne montre comment, successivement et selon des logiques parfois contradictoires, Violette Nozière incarne aux yeux de ses contemporains des figures qui puisent dans des imaginaires sociaux plus ou moins anciens. Parricide, empoisonneuse, criminelle sans remords, tout contribue à la construction d’un fait divers « monstrueux ». Il s’appuie sur un imaginaire social largement réactivé par la criminologie de la fin du XIXe siècle, celui de la femme empoisonneuse ; il se développe sur l’ingratitude d’une jeunesse « gâtée » profitant des efforts de parents travailleurs ; il prolifère sur la liberté sexuelle nouvelle des jeunes femmes parisiennes, jugée répugnante. Violette est trop belle, trop secrète, trop photogénique. Alors, quand le mobile du crime – l’inceste – est énoncé par l’accusée, tout se brouille. Le fait divers devient une affaire. Malheureusement, comme l’écrit Demartini, Breton et les surréalistes ne sont pas Zola, et ce que le romancier a pu pour Dreyfus, le poète ne le pourra pour la victime du père. Il n’en demeure pas moins que le trouble est jeté. Certes, Violette Nozière est condamnée à mort mais sa peine est commuée en détention. Et surtout tout un discours sur l’inceste émerge auquel l’historienne consacre de longues analyses. Il y a d’une part la figure du mauvais père – Georges Duhamel déclare ainsi à Détective en 1933 : « J’ai eu le sentiment que, pendant quelques jours, la France entière a pensé (pour s’en indigner bien sûr) à tuer son père ».

Anne-Emmanuelle Demartini, Violette Nozière, la fleur du mal. Une histoire des années trente

Mais on assiste aussi parallèlement à la construction progressive de la figure de la « mauvaise mère ». Germaine Nozière, qui a survécu à l’empoisonnement, est l’objet de nombreuses lettres adressées aux journaux. D’autres mères y dénoncent le manquement à la fonction maternelle, voire une absence d’« amour maternel » dans un contexte de crise économique et de défense de la mère au foyer. Ces chapitres sur l’inceste sont le cœur du livre ; on y comprend pourquoi l’historienne ne peut rester en retrait. Il lui faut mener à son tour l’enquête et établir les faits. Violette a tué mais a-t-elle été victime de son père ? La question est essentielle dans la mesure où questionner l’imaginaire social nécessite certes d’en comprendre les mécanismes et les ressorts mais aussi de déterminer à partir de quelle réalité contemporaine il s’est développé. Pour Demartini, il est clair qu’il y a eu inceste. Aussi le fait divers n’est-il plus seulement un objet d’histoire à part entière mais un lieu pour l’histoire, un lieu qui permet d’appréhender, en suivant des imaginaires sociaux, le réel de ceux qui nous ont précédés.

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