L’Amazonistan

Les Amazones, dont le nom apparaît pour la première fois dans l’Iliade, ont fasciné le monde antique qui voyait en elles un peuple de combattantes nomades se déplaçant sur un vaste territoire mal défini appelé « Scythie » ; celui-ci allait de la Thrace (autre terme géographique des Anciens assez vague pour nous) à l’Asie Centrale en passant par l’Anatolie, les montagnes du Caucase, et les bords de la Caspienne. D’Hérodote aux auteurs de l’antiquité tardive, leurs mœurs et leur histoire, en particulier celle de leurs rencontres avec le monde « non barbare », ont été racontées. Les récits qui nous sont parvenus mêlent autant la crainte de leurs talents guerriers que la fascination pour leurs charmes.


Adrienne Mayor, Les Amazones : quand les femmes étaient les égales des hommes. La Découverte, 560 p., 25€


Les histoires d’Hippolitè et d’Héraclès, de Penthésilée et d’Achille, d’Antiope et de Thésée sont de bons exemples de la fascination des Anciens pour les Amazones, tout comme les abondantes représentations dans la sculpture, peinture, ou mosaïque antiques. Mais si ces guerrières sont une puissante source de fantasmes et d’inspiration, ont-elles pour autant réellement existé ?

Adrienne Mayor, Les Amazones

Jusqu’à de récentes fouilles archéologiques et l‘utilisation de l’analyse ADN, on pouvait en douter. Mais dans les années 2010, la découverte dans les kourganes (tumuli) des régions caucasiennes de femmes inhumées (entre 600 et 200 av. J.C.) avec leurs armes, a permis d’affirmer avec certitude l’existence de guerrières. Adrienne Mayor, historienne des sciences de l’Antiquité et folkloriste, voit dans ces nouveaux éléments scientifiques la preuve qu’au sein de certaines peuplades des steppes les femmes pratiquaient la chasse, la guerre, la razzia, activités en général masculines, et qu’elles vivaient dans une relative égalité avec les hommes. Ce sont elles qui auraient inspiré les histoires et légendes des Amazones.

Adrienne Mayor s’est donc donné pour but de mettre en chantier une sorte d’encyclopédie des Amazones qui présente les mythes antiques les concernant, les éléments de réalité qu’ils véhiculent et les nouvelles informations que les fouilles archéologiques récentes apporteraient. Le résultat de son entreprise s’intitule dans sa version originale en anglais, Les Amazones : vies et légendes des femmes guerrières dans le monde antique (VIIIe siècle av. J.C. — Ier siècle après J.-C.) et fournit à un public non-spécialiste une approche sérieusement documentée mais non exempte de défauts, le principal étant une amazonophilie enthousiaste qui mène l’auteur à interpréter ses données presque toujours dans le sens le plus improbablement féministe ou même parfois le plus sentimental (notamment l’histoire d’amour entre Thalestris et Alexandre le Grand).

Adrienne Mayor, Les Amazones

Pour autant, le livre offre un bon résumé de ce qui a été dit et pensé sur ces Amazones connues ou inventées par le monde grec et étend l’« Amazonistan » à des régions plus éloignées comme la Perse, l’Égypte, la Chine… Un sort est fait aux habituelles légendes ; les Amazones ne vivaient pas en gynocraties, elles ne se coupaient pas le sein, le mot « Amazones » n’est d’ailleurs pas d’origine grecque et ne signifie pas « celles qui ont un sein en moins » mais « tribus connues pour leurs femmes puissantes »… Les grandes histoires les concernant sont analysées de près ; et celles qui ne peuvent l’être, faute de sources sûres, sont imaginativement reconstruites. Ainsi la mythique bataille contre Athènes menée par les Amazones, dont on est bien en peine de dire si elle a vraiment eu lieu, est racontée en détail et accompagnée d’une carte de la ville et de ses alentours montrant les positions offensives ou défensives des uns et des autres.

Avant cela une savante ethnologie a été déployée pour décrire les mœurs des Amazones à l’intérieur des tribus nomades auxquelles elles appartenaient : sont passés en revue leur place dans l’organisation sociale, leurs langues, leurs religions, leurs chevaux, leurs costumes (ces fameux pantalons tachetés si souvent représentés sur les vases grecs) etc. tandis qu’une série d’illustrations très intéressantes éclaire le propos. Ensuite le livre traite de l’extension du domaine amazonien aux pays lointains (nous découvrons, par exemple, près de la Grande Muraille la charmante Mulan, dont le nom selon Adrienne Mayor ne signifie pas « magnolia », comme le voudrait une bénigne tradition, mais « cerf ou élan [ce qui] convient parfaitement à une vraie Amazone »).

Adrienne Mayor, Les Amazones

« Alexandre et la reine des Amazones », par Pierre Mignard (vers 1660)

Le livre se clôt sur un merveilleux lexique qui fournit « les noms des Amazones et des guerrières dans la littérature et l’art de la Méditerranée à la Chine ». Cette liste, compilée à partir de sources littéraires anciennes et d’inscriptions (de vases essentiellement), ajoute des noms inconnus aux noms célèbres qui nourrissaient déjà notre imagination. A côté de Penthésilée, Antiope et aliarum, se lève ainsi une petite armée de leurs consœurs sur lesquelles aucune histoire n’existe ou ne nous est parvenue : Bremusa (« Tonnerre »), Dioxippe (« Jument à la poursuite »), Prothoe (« Première par la force »), Pyrgomache (« Combattante de la forteresse »), Toxix (« Flèche »)… pour n’en citer que quelques-unes sur les deux cents qu’a relevées Adrienne Mayor. Les lecteurs amateurs de rêveries plus exotiques feront, eux, leurs délices de Shanakdakheto, Chichak ou Gugamis venues des mondes méroïtique, abchase ou kalmouk.

Bref, même si Adrienne Mayor voit des Amazones partout là où il y a eu des femmes ayant porté les armes et prend son souhait de société égalitaire homme/femme pour une réalité historique antique, son livre fournit à la fois un solide information scientifique sur le sujet et s’inscrit dans une tradition de rêverie autour du phénomène fascinant de la femme combattante, révélateur pour le moins de l’attitude des sociétés humaines à l’égard de la distinction de sexe.


Cet article a été publié par Mediapart.

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