À bon éditeur, salut

Le livre d’Elizabeth Goudge m’est arrivé entre les mains lors d’une réunion du comité de rédaction d’En attendant Nadeau, parce qu’il réveillait des souvenirs d’enfance. Rappelez-vous, Le pays du dauphin vertLe cheval d’argent, L’arche dans la tempête


Elizabeth Goudge, Le domaine enchanté. Trad. de l’anglais par Hélène Godard. Mercure de France, 298 p., 21,80 €


La romancière Elizabeth Goudge (1900-1984), fille d’un théologien anglican, a consacré une trilogie à la famille Eliot, dont Le domaine enchanté, en anglais The Bird in the Tree, est le premier volet. Paru en 1940, il réunit dans une belle demeure du Hampshire trois enfants et deux chiens dotés chacun d’une personnalité originale, un oiseau bleu fugace, une gracieuse grand-mère, un clergyman taiseux, et un couple transgressif qui met en péril l’harmonie du domaine familial. L’action, aussi mince que celle de Bérénice, est soutenue par une réflexion chrétienne sur les déchirements de l’amour et du devoir, la valeur de la fidélité qui seule garantit l’avenir contre le chaos, tel le commandant de vaisseau lié à son mât dans la tourmente pour indiquer le cap. Au cœur d’un jardin protégé du monde, la maison façonnée par plusieurs générations d’occupants garde quelques vestiges du chantier naval qui fit jadis la prospérité du village voisin. On y contemple longuement les beautés de la nature à chaque saison, sa profusion de fleurs, d’oiseaux, de couleurs et d’arômes, mais aussi ses ouragans ravageurs. Atmosphère anglaise garantie : thé, porridge, jardinage, vieilles cheminées, vieux manuscrits, proues de navires fracassés sur les côtes.  En leitmotiv, une expression empruntée à l’évangile selon saint Jean : « Si le grain ne meurt ».

Elizabeth Goudge, Le domaine enchanté, Mercure de France

Elizabeth Goudge

Ce n’est pas tant le charme un peu désuet de l’ouvrage qui me pousse aujourd’hui à en parler, que le chagrin de voir dégradé un autre souvenir, celui du temps où les bonnes maisons d’édition s’offraient et nous offraient le luxe d’un correcteur compétent. Pour qui a aimé les publications du Mercure de France, d’honorable mémoire s’il en fut, voir paraître un texte où personne apparemment n’est repassé derrière le logiciel de saisie optique est consternant. À maintes reprises, on bute sur des « niais » pour mais, « bâché » pour haché, « brillant » pour brûlant, « sensé » pour censé, « sexiste » pour existe, des « pas question peur quiconque », « le ciel passa du bled au doré », « les branchés affolées des chênes », ou carrément des phrases tronquées,  « pour lui c’était plus que de ; » . La traduction date de 1943 et, selon une note liminaire, il n’a pas été possible de joindre la traductrice ou ses ayants droit. Ses quelques fautes de français n’ont pas été rectifiées non plus – « les détails dont il se rappelait » –, ni les incohérences : certains prénoms sont francisés (Jérémie, Christophe, Marguerite, Hilaire), d’autres pas (Lucilla, Ellen, Tommy).

Espérons que les deux volets suivants, s’il est prévu de les republier, seront mieux servis. Comme dit Lucilla, l’aimable matriarche du roman : « Il est curieux de constater comme l’affection pour les êtres grandit, dès qu’ils font ce que vous désirez. » Pour les êtres, et pour les éditeurs.  Mais foin de nostalgie. En dernière page, Lucilla cite aussi l’Ecclésiaste (sans coquille) : « Ne dis pas: D’où vient que les jours anciens valaient mieux que ceux d’à présent? Ce n’est pas la sagesse qui inspire une telle question. »

À la Une du n° 38