La nature et les hommes

Le non-spécialiste qui lit un bon livre d’histoire en retire deux types d’enseignements : tout ce qu’il y apprend sur une époque mal connue mais aussi les enseignements qu’il tire de cette lecture et qui ne se réduisent pas à mesurer l’étendue de sa propre ignorance. Disons : ce qui concerne les faits et ce qui touche au sens. Dans ce livre de Fabrice Mouthon, il s’agit certes de la relation des hommes à la nature mais aussi de ce que celle-ci impose à ceux-là.


Fabrice Mouthon, Le sourire de Prométhée : L’homme et la nature au Moyen Âge. La Découverte, 318 p., 24 €


Qu’elle se plie à ses exigences ou qu’au contraire elle veuille lui imposer les siennes, toute société humaine manifeste dans ses actes une certaine conception de la nature. Mais comment comprendre au mieux ce qu’aura été l’histoire des hommes ? En considérant qu’on est là devant une affaire manifestement culturelle, dont le rapport à la nature n’est qu’un des aspects, ou bien en partant de l’idée que « l’histoire des hommes est d’abord celle de leurs relations à la nature » ? Fabrice Mouthon défend cette seconde position. Il tient que « la culture, comme l’économie ne constituent pas des dynamiques autonomes […]. Elles résultent au contraire de ce rapport hommes/nature ». Ce en quoi il serait très restrictif de ne voir qu’un débat méthodologique entre historiens, engage des options philosophiques que l’on discerne aisément, mais ce n’est pas le seul enjeu. À notre époque, si sensible aux questions écologiques, il importe tout particulièrement de se demander dans quelle mesure le souci de la pollution et du climat est vraiment une nouveauté. Les choses prendraient un autre sens si l’on mettait en évidence la récurrence de certains problèmes, par-delà les différences historiques. Mouthon ne répond pas de façon tranchée à cette question mais son livre fait plus que la poser, il fournit une abondance de données sur la base desquelles nous sommes invités à y réfléchir nous-mêmes.

D’un pays à l’autre, d’une époque à l’autre, on ne comprend plus toujours bien ce qu’est ou a pu être une conception que l’on ne partage pas ou plus. De manière générale, on est si accoutumé à une telle incompréhension de la différence qu’on ne s’en soucie pas, tant elle paraît dans l’ordre des choses. Si paradoxal que cela puisse paraître, c’est plutôt à l’absence de différence que l’on peine à croire. Il semble aller de soi que les Européens d’il y a un millénaire ne sauraient avoir en rien les mêmes conceptions que ceux du XXIe siècle. À l’inconscient qui avancerait l’idée que peut-être, sur certains points, on peut déceler des affinités, l’homme de bon sens rétorquerait d’un simple haussement d’épaules – à moins qu’il ne le soupçonne d’un vice intellectuel caché, en l’occurrence de nourrir une douteuse tendresse pour des thèses climato-sceptiques. D’un autre côté, on pourrait faire valoir qu’à nier la possibilité même d’affinités, c’est l’intérêt même des études historiques que l’on met en cause. Elles se réduiraient à ce que Nietzsche qualifiait d’histoire « antiquaire ».

Fabrice Mouthon partage le millénaire médiéval en trois grandes périodes climatiques. À un optimum climatique romain, avec « des températures excédant celles de la fin du XXe siècle d’un degré environ », a succédé, entre le Ve et le début du IXe siècle, un net refroidissement. Puis l’âge féodal est aussi celui d’un petit optimum médiéval, du IXe au XIIIe siècle, avant un « crépuscule hivernal du Moyen Âge » aux XIVe et XVe siècles. Si l’on peut discuter les causes de ces alternances de refroidissement et réchauffement, s’interroger en particulier sur le rôle qu’ont joué les activités humaines, à commencer par la déforestation, il n’y a pas de doute sur le fait que ces deux grands refroidissements ont aussi été le moment d’épidémies de peste dévastatrices, celle du milieu du VIe siècle et celle du milieu du XIVe. Ce n’est pas s’aventurer beaucoup qu’attribuer des effets « politico-socio-institutionnels ou culturels » à de tels phénomènes, quand ils font disparaître en quelques années le tiers ou la moitié de la population européenne.

Fabrice Mouthon, Le sourire de Prométhée : L’homme et la nature au Moyen Âge.

Inversement, on voit bien comment une période de vive croissance démographique comme celle entamée au VIIIe siècle et devenue vigoureuse au tournant de l’an mil, aura eu des effets positifs sur l’ensemble de la société mais ce « poids croissant des hommes » a aussi des répercussions considérables sur la nature. Si le réchauffement climatique a favorisé ce nouvel essor démographique, celui-ci l’a accentué en retour. Quand la population européenne triple entre 1 000 et 1 300, quand la forêt française se rétracte de 30 à 13 millions d’hectares entre 800 et 1 300 (contre 16 millions aujourd’hui), « certains sols s’épuisent, l’érosion s’accélère », le bilan carbone se détériore. Bref, faute de gains de productivité suffisants, la nature « montre des signes d’épuisement » : « l’érosion d’origine humaine » dépasse celle que produit la nature elle-même.

On peut se dire, maigre consolation, que la solution est venue d’elle-même, avec le « crépuscule hivernal du Moyen Âge », à partir de 1350, et l’hécatombe démographique due à la conjonction de la grande peste, des difficultés climatiques et des guerres. En tout état de cause, le réchauffement climatique est alors interrompu du fait de la moindre activité des hommes et de la reforestation qui s’ensuit.

Là où la question devient pressante pour nous, c’est quand Mouthon discute l’idée que, lors du grand développement des XIe, XIIe et XIIIe siècles, pourrait s’être produit quelque chose comme une crise écologique. Le mot peut irriter ceux qui y verront un illusoire anachronisme, voire une facilité de langage somme toute plus trompeuse qu’éclairante. Aussi notre auteur ne se résout-il à son emploi qu’avec la plus grande prudence. Il n’en reste pas moins que cette question est fondamentale : en se demandant si l’on peut parler d’une anthropisation de la nature depuis un millénaire, on s’interroge aussi sur ce qu’il en est d’une problématique perçue comme majeure pour notre temps, entre pollution, crise climatique et exigence de développement durable.

La pollution des villes médiévales atteignait un niveau que nous peinons à nous représenter ; et pourtant, ce que nous savons moins, certains responsables en étaient conscients et beaucoup fut fait pour tenter d’y remédier. Les forêts étaient traitées comme si la ressource en bois – dont le besoin était considérable – était infinie ; mais, dans l’ordonnance du 29 mai 1346, Philippe VI affirme des principes de gestion durable et charge les agents des eaux et forêts de veiller à ce que les forêts « se puissent perpétuellement soutenir en bon état ». Même le vocabulaire est proche du nôtre.

En outre, l’Europe du Moyen Âge a connu certaines des catastrophes naturelles que nous redoutons. Nous apprenons ainsi qu’en 563, à la suite d’un effondrement de montagne dans le Valais, s’est produit un raz de marée dans le lac Léman, avec une vague de treize mètres à Lausanne et encore de huit mètres à Genève. La submersion de Grenoble le 14 septembre 1219, le gigantesque glissement de terrain du Granier, près de Chambéry, qui s’est produit en novembre 1248, ont clairement eu des causes climatiques, en l’occurrence de fortes pluies. Quand nous mettons en place toute une législation fondée sur le principe de précaution et l’idée ressassée qu’il n’y a « pas de risque zéro », il nous importe d’évaluer les conséquences humaines et matérielles de telles catastrophes quand elles se sont effectivement produites, et de voir comment les hommes ont surmonté ces difficultés ou n’y sont pas parvenus.

Il n’est évidemment pas sans intérêt de voir comment a évolué la conception de la nature durant le premier millénaire chrétien, passant de l’insistance sur la notion de Création, avec ce qu’elle supposait de soumission à l’arbitraire vouloir du Créateur, à celle d’une nature régie par des lois qui, pour avoir été voulues par le Créateur, n’en sont pas moins accessibles en tant que telles à la raison humaine. Cette idée, qui allait paraître aller de soi aux métaphysiciens du XVIIe siècle, fut longtemps rejetée par l’Église, plus soucieuse de son pouvoir institutionnel que de la solidité intellectuelle de son propos. Même de Thomas d’Aquin, elle s’est longtemps méfiée.

Mais le point devient plus intéressant quand on réfléchit aux conséquences qu’entraîne cette reconnaissance de lois de la nature. Elle amène en effet à considérer que la nature a ses propres exigences que, même en reprenant l’injonction dans la Genèse de se l’approprier, les hommes ne peuvent négliger. Bien sûr, les capacités techniques des hommes du Moyen Âge sont éloignées des nôtres. Mais ce point de vue rétrospectif est trompeur car il fait négliger la portée d’innovations qui furent considérables et ont grandement modifié le regard porté par les hommes sur la nature et sur leur rapport à elle. Voir le millénaire médiéval comme une longue période de stagnation relève du même genre d’illusion d’optique que celle du randonneur en montagne qui voit presque plat le chemin parcouru depuis le matin, et fortement dénivelé celui qui est proche de lui. Or, et c’est un point sur lequel Mouthon insiste beaucoup, le XIe siècle et les suivants sont marqués par d’importantes innovations techniques que nous avons tendance à sous-estimer. Ainsi du collier d’attelage qui, accroissant la charge que peut tirer un cheval, augmente par le fait même l’énergie disponible pour l’action humaine. Énumérer toutes les innovations décisives qui ont marqué ces siècles réputés obscurs serait récrire tout le livre, qui les passe méthodiquement en revue, dans tous les domaines, y compris le droit de la propriété rurale.

On referme le livre en s’interrogeant sur l’importance des variations climatiques pour l’histoire des hommes, y compris pour ce qui semble d’un tout autre ordre. Double question car elle vaut dans les deux sens, de la nature vers les hommes, quand le climat se refroidit ou se réchauffe sur une longue période, et des hommes vers la nature quand leur action modifie l’équilibre naturel, avec la déforestation massive par exemple. Quelle leçon retenir de cette histoire de la nature au Moyen Âge ? Devons-nous relativiser l’impression que nous avons de vivre dans un monde fini, une nature condamnée par la légèreté des hommes à un périlleux réchauffement, et nous dire que d’autres époques ont connu cela ? Ce ne serait d’ailleurs guère rassurant puisque l’on ne s’est sorti de pareilles crises écologiques qu’au prix de terribles hécatombes.

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